Demons in Paradise s’ouvre sur des séquences en noir et blanc, tandis que la voix-off du réalisateur Jude Ratnam commence à conter son histoire et sa quête mémorielle à travers son Sri Lanka natal. Parmi les images, on distingue des archives datant de la colonisation britannique, mais aussi des séquences plus récentes, montrant notamment un train en marche, dont on ne sait trop si ce sont d’autres archives ou des images filtrées du présent. Celles-ci marqueront particulièrement parce que, de retour à la couleur du présent, le film montrera d’autres trains : la plupart abandonnés, voire immobilisés par la végétation, mais aussi un vieux train rouge toujours en marche sillonnant le pays, sur le trajet duquel se basera celui du film. Cette temporalité hésitante, cette alternance des traces de choses disparues et des traces du passé sur les choses présentes, et même le rappel d’une histoire de disparition aux allures d’allégorie sinistre (celle des voies ferrées du nord du pays, toutes retirées sur ordre du régime séparatiste des « Tigres tamouls », pour n’être rétablies qu’après la fin de la guerre civile en 2009), forment un bon faisceau d’indices pour dissiper le flou éventuel sur le propos du film : un travail de mémoire basé moins sur une reconstitution de faits que sur une évocation de fantômes.
D’ethnie tamoule, Jude Ratnam figure avec ce film un parcours du sud au nord du Sri Lanka à la recherche des témoignages de la guerre civile, essentiellement du point de sa communauté et en prenant pour point de départ les expériences de sa famille. Il en résulte un voyage documentaire qui formule, sous son apparente linéarité géographique, un rapport singulier avec l’histoire, ou plutôt les histoires : celle de sa fabrication, celles du réalisateur et des siens, ainsi que les perspectives sur l’histoire nationale. Fruit de dix ans de travail, sa narration donne néanmoins l’illusion de découler d’un trajet continu, rassemblant des lieux en un flux temporel qui ne l’est pas. Partant de son cas personnel (il avait cinq ans en 1983 au début de la guerre, quand sa famille a dû fuir le sud vers le nord), il dérive vite, d’un parent interrogé à l’autre, vers les traces du parcours de son oncle, entré dans la guérilla puis en totale clandestinité, que le réalisateur a invité à revenir du Canada sur les lieux de son expérience, tout en bifurquant à l’occasion vers les témoignages de personnes rencontrées ou présentées. Commençant son évocation sur les persécutions des Tamouls par des extrémistes de l’ethnie majoritaire cingalaise sous l’œil complaisant du pouvoir en place, son récit glisse peu à peu du côté des violences au sein des Tamouls eux-mêmes par les différents groupes séparatistes, en particulier les Tigres qui finirent par éliminer tous les rivaux et imposer un régime parallèle de terreur sur une partie du pays.
Vestiges de fractures
Attentif aux traces du passé (comme ce train rouge et ses marques d’usure sur lesquelles la caméra s’attarde, ou encore cette gare en ruines qu’il arpente dans tous ses recoins), le réalisateur ne se montre pas pour autant attentiste. L’évocation des fantômes, il se laisse le droit de la provoquer par une forme de reconstitution, notamment par le truchement de son oncle : il lui fait revêtir différents vêtements, semblables à ceux qu’il portait en guérilla, ou pour se camoufler (notamment son appartenance ethnique) ; plus loin, l’homme répétera le geste de cisailler un rail, comme il dut le pratiquer quand, sous son déguisement, il avait été réquisitionné pour cette tâche par les Tigres comme tant d’autres Tamouls. Il ne s’agit à aucun moment d’une reconstitution détaillée ni directement évocatrice de la brutalité de la guerre ; mais ces vêtements échangés, ces changements de peau, et ce son de la scie sur le rail, suffisent à dessiner les contours spectraux d’une peur toujours pas dissipée.
Ratnam n’occulte pas l’aspect subjectif de sa démarche, se refusant à tenter un retour exhaustif sur les vingt-six années de guerre civile (durée officielle cristallisant en fait des décennies de tensions interethniques), et tout autant à une posture d’objectivité qui voudrait distribuer équitablement les mauvais points de cette noire période. Certains spectateurs et commentateurs tamouls et cingalais ne se sont d’ailleurs pas privés de le lui reprocher. Ce n’est cependant, pour lui et son film, jamais un handicap pour évoquer un climat délétère où les fractures ethniques mais aussi politiques (ainsi, le nationalisme de certains ne goûtait guère le discours marxisant de certains autres) se faisaient jour dans le sang. Dans une séquence où un témoin décrit les méthodes d’exécution pratiquées par les Tigres, sa femme, jusque-là silencieuse dans un coin hors champ de la pièce, commente au point d’inciter la caméra à se tourner vers elle : « C’est partout pareil. », laissant bien entendre qu’il n’y avait pas vraiment eu de bon camp dans cette guerre-là, excepté celui des victimes civiles. Ratnam tente vers la fin du film de représenter cette dispersion de la culpabilité, en faisant se réunir, avec son oncle, d’autres anciens combattants des différentes factions tamoules. Autour d’un feu de camp, s’expriment les reproches mutuels et les regrets individuels sur une cause communautaire compromise dans la division et la violence. On ne verra pas la fin de ce débat, ce qui laisse peu d’espoir d’une conclusion réconciliatrice. Seules restent, à l’image de cette locomotive antique qu’on tâche de dégager de l’arbre qui a poussé au travers, les corps, traces, preuves, souvenirs qu’il faut continuer d’exhumer, dans l’espoir de pouvoir, dans l’avenir, chasser les fantômes.