Il y a des plans qui gagnent en force poétique à chaque fois que l’on y repense. C’est le cas pour celui qui ouvre Des spectres hantent l’Europe. Sur fond de décor hivernal et humide, des personnes passent en petits groupes de la droite à la gauche du cadre. Ce sens, c’est celui qui va d’est en ouest selon les normes cartographiques qui placent le nord en haut de la carte. Aller de droite à gauche, c’est aussi aller à contre-sens, aller à l’envers par rapport au sens de lecture habituel en occident. Mais ce n’est pas tout, car, peu à peu, la longueur du plan incite à un changement de regard sur ce qui est vu. Après la globalité de ce mouvement général, on commence à regarder les groupes, puis les personnes. Aucune ne se ressemble, si ce n’est dans la cadence régulière de leur marche. Puis, coup de théâtre, des entrées de champ se font par la gauche. Certaines personnes repartent vers l’est. Elles sont comme repoussées, chassées. Le sens devrait alors paraître plus naturel, allant dans le bon sens de lecture, mais ce mouvement inversé dégage quelque chose de nouveau. La lourdeur des bagages et la boue sur le sol se révèlent à nous, alors qu’ils étaient pourtant là depuis le début. On se dit alors que la violence peut rester invisible longtemps pour quiconque accepte de ne pas regarder avec trop d’attention. C’est ainsi que Des spectres hantent l’Europe s’impose comme un manifeste en faveur du regard documentaire en plus d’un essai important sur une des grandes questions politiques de notre temps.
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En dehors de l’ouverture, la quasi intégralité du documentaire se situe dans le camp de réfugiés d’Idomeni, situé à la frontière entre la Grèce et la Macédoine, fermée sur décision des pays membres de l’Union européenne. Pour toute personne arrivée là, il faut alors attendre, il n’y a rien d’autre à faire si ce n’est repartir. Seulement, il n’y a nulle part où repartir. Le film est alors tout entier consacré dans sa première partie à regarder cette attente, à la ressentir dans les détails les plus concrets de la vie quotidienne. On sait peu de choses des personnes filmées. On entend leurs langues, quelques bribes de récits. Sont évoquées des traversées de la Mer Méditerranée, des passages de frontières, ou encore des vies désormais enterrées. Mais c’est le présent qui écrase peu à peu ces trajectoires : un présent qui s’immobilise. Les documentaristes s’attachent ainsi à filmer le temps qui s’embourbe peu à peu. Déroulé dans de longs plans fixes, il s’étale dans d’interminables files d’attente, dans les conversations et les chants étouffés par le son de la pluie nocturne qui martèle les tentes. Ce temps qui s’est arrêté en même temps que le mouvement est désormais entré dans une boucle infernale. Des cafés sont distribués, puis des capes de pluie. Des caméras sont installées, en quête de n’importe quoi, tant que c’est sensationnel. A l’inverse du mouvement des personnes, celui des marchandises se poursuit : chaque jour, un convoi franchit la frontière librement sous la protection de la police, empruntant la voie ferrée qui traverse le camp. Il faut alors s’écarter pour laisser passer.
Image-mouvement
Dans la dernière partie du film, les images deviennent muettes et changent de support. Il s’agit désormais de portraits filmés en 16mm. Et quel choix que celui de Maria Kourkouta et Niki Giannari de faire ces portraits, insoutenables de beauté. Car le film, cela apparaît désormais clairement, s’adresse frontalement aux Européens. Il ne demande rien, ne prouve rien, n’appelle à rien : il ouvre simplement au regard une nouvelle perspective. En off, un poème, écrit par Niki Giannari fait office de seule bande son. Les mots secouent alors tout ce qui a été éprouvé auparavant dans le film, reliant, ouvrant, réinsérant un mouvement au cœur d’une thématique où la tendance serait plutôt à tout cloisonner.
Ce que Des spectres hantent l’Europe donne à voir et à entendre à ce moment, c’est que la boucle dans laquelle nous sommes enfermés est celle d’une dialectique qui ne change décidément jamais : ceux qui, d’une part, sont immobiles, prêts à contraindre le monde à leur propre obsession de la stagnation, et les autres, contraints au mouvement pour leur vie, celle de leur famille, ou par refus de la soumission. Les premiers craignent toujours les seconds : trop imprévisibles, trop différents, et surtout, trop en mouvement. Pourtant, et cela devrait être la seule chose qui compte, ils sont, c’est ce qui envahit l’écran dans les intervalles de silence entre les mots du poème. La réification a toujours été une étape importante des déshumanisations qui ont précédé les plus grands crimes de l’histoire, et la voilà de nouveau à l’œuvre aujourd’hui, regroupant des trajectoires personnelles n’ayant rien à voir entre elles si ce n’est d’être regroupées au sein du terme technique et anxiogène de « crise migratoire ». Quelle est la gravité de cette négation qui a cours en ce moment ? Que dit-elle de ceux qui l’acceptent, l’entretiennent et la nourrissent par immobilité ? C’est une des questions qui parvient à être incarnée par cet élan poétique et politique qu’est Des spectres hantent l’Europe. Tandis que l’Europe semble vouloir effacer les souvenirs de ses mouvements passés sous le vernis d’une image fixe fantasmée, Maria Kourkouta et Niki Giannari répondent en filmant des mouvements d’aujourd’hui mis en perspective avec d’autres, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Ce geste, important, est un de ceux qui donne le mieux à voir le danger véritable qui guette notre continent : une amnésie si profonde qu’elle conduit à en oublier jusqu’à notre propre époque.