Composée par le leader du groupe de math rock Zazen Boys, la bande originale de Destruction Babies, d’inspiration noise rock, sonne comme un avertissement destiné au spectateur qui s’aventure sans le savoir dans l’œuvre de Tetsuya Mariko. Quelques années après leurs sorties au Japon, Capricci distribue les deux premiers longs-métrages du jeune cinéaste (son deuxième, Becoming Father, sort également le 27 juillet), qui s’inscrit dans une généalogie japonaise de l’ultraviolence, de Koji Wakamatsu à Takashi Miike, où le spectacle de sévices extrêmes se taille la part du lion. Le film repose sur un argument des plus minimalistes : orphelin bagarreur, Taïra (Yuya Yagira, l’un des enfants de Nobody Knows de Kore-eda) quitte son village natal après qu’une bande locale l’a passé à tabac pour s’établir à Matsuyama, la mégapole la plus proche, où il entraîne sans raison des quidams dans des combats de rue. Passées ces trente premières minutes furieuses, Taïra rencontre son futur acolyte, Yuya (Masaki Suda), un pleutre pervers qui filme ses agressions aveugles, avant d’entamer à ses côtés une odyssée vengeresse contre toutes les femmes qui croisent leur chemin. Filmée avec une steadicam tournoyant à la manière d’une caméra de jeu vidéo, l’arrivée de Taïra dans les rues de la grande ville reproduit les codes esthétiques de ces jeux en « monde ouvert », où l’espace s’apparente à un vaste terrain de chasse. De cette appréhension du tissu urbain découle une dramaturgie sommaire où la gratuité et le caractère aléatoire des agressions provoquent un sentiment de terreur. Mariko mise ici sur la répétitivité de son écriture pour susciter un maximum d’effet : un même canevas ne cesse de se rejouer, au cours duquel Taïra sort de nulle part, frappe un passant et se fait tabasser. Cadrés en plans larges et sur la durée, les combats se distinguent du tout-venant du cinéma d’action par leur imposante lenteur : chaque coup donné est suivi d’un temps mort et de halètements pénibles qui renforcent le réalisme des bagarres (et le sentiment de malaise qui en découle), autant qu’ils en cassent le rythme.
La violence en question
Le cinéaste cultive de la sorte une esthétique de l’épuisement à l’intérieur de laquelle se distingue le corps agile et fourbe de son personnage principal : il suffit d’une coupe ou de quelques secondes passées hors champ pour que ce dernier affiche soudain une santé presque surnaturelle. Au mitan du récit, après s’être fait longuement casser la gueule par une bande de yakuzas, le jeune homme se relève brutalement, comme si son torse était muni d’un ressort. Courte incursion burlesque à l’intérieur d’un film au sérieux indéboulonnable, le plan révèle la véritable nature de son anti-héros, à la fois toon invincible et zombie ensanglanté. Il y a quelque chose de terrifiant à voir Taïra sourire lentement, la mâchoire défoncée après une énième trempe ; cette seule image de brutalité insensée vaut alors tous les réquisitoires du monde contre la violence gratuite. Sous les flots d’hémoglobine, Mariko tire ainsi le portrait sans fard d’une société japonaise où la politesse de façade s’efface avec l’arrivée d’un ange exterminateur. Les relations sociales révèlent leur face monstrueuse : obsession des citoyens pour la délation, mépris de classe de la petite bourgeoisie contre les sans domicile fixe… Chaque fois, l’envers de cruauté culmine dans la métamorphose qui affecte les différents personnages d’adolescents, transformés en vigilantes paranoïaques, batte de baseball à la main, après l’arrivée en ville de Taïra.
À ce jeu-là, le film se perd toutefois un peu lorsqu’il s’attarde sur la figure de Shota, le petit frère de Taïra : adolescent mutique et timide, il se débat avec les injonctions virilistes de ses pairs, qu’il s’agisse d’aller voir des prostituées dans le quartier rouge ou de participer à une fête traditionnelle en forme de pugilat géant. Cette dernière scène, montée en parallèle d’un meurtre perpétré par Taïra, souligne qu’en vérité, rien ne sépare les formes « socialement acceptées » de la masculinité toxique de son envers nihiliste, grotesque et anarchique. Le cinéma de Mariko semble à cet égard habité par un désir de critique sociale radicale mâtinée de féminisme, mais qui s’accorde ici difficilement avec le dispositif minimaliste du film. À mesure que les deux meurtriers essaiment les victimes lors de leur virée sanguinaire, le film abandonne son dispositif formel initial au profit d’un éparpillement narratif confus, avec une série de vignettes sadiques (agressions sexistes et meurtres gore, enlèvement et viol d’une prostituée…) supposées synthétiser les problèmes sociaux du Japon contemporain. À force de rabâcher des sujets parfois attendus (la déréalisation de la violence à l’heure d’Internet, le rôle des traditions dans la formation de l’homo japonicus, etc.), le film finit par abandonner définitivement son projet de départ, où le chaos s’avérait d’autant plus glaçant qu’il n’était sublimé par aucune portée symbolique.