Curieux calcul du distributeur français du nouveau film de Fellipe Barbosa (coréalisé avec Clara Linhart, qui a coproduit Gabriel et la montagne), que de le faire sortir au lendemain du premier tour d’une élection présidentielle brésilienne sur fond de crise nationale. Car si Domingo a quelque dimension politique, c’est de façon moins contextuelle et évidente qu’on pourrait le croire, quand bien même le film situerait son action le 1er janvier 2003, jour de l’investiture du président Lula. En pratique, le regard politiquement et socialement critique dont il peut faire preuve s’exprime plutôt sur un air semblable à celui d’un précédent et beau film de Barbosa, Casa Grande. Préférant la bienveillance à la contestation offensive, inscrit dans les mailles d’un genre familier (auparavant le film d’apprentissage, ici le film « de repas de famille »), il observe les tensions et les remises en question des hiérarchies comme un processus naturel, à accueillir avec calme, participant même à un certain ordre des choses. Si contexte de l’époque il y a, il n’entre en ligne de compte que de façon somme toute accessoire.
Une autre grande maison
Le lieu du film est une grande maison bourgeoise de province, délaissée par sa propriétaire qui préfère y laisser vivre ses domestiques (lesquels, sans surprise, font partie des meubles) et la famille d’un de ses fils. Cette journée qu’on y passe en famille (pour fêter le passage d’une jeune fille à l’adolescence) est l’occasion, certes conventionnelle, de confronter les individualités mais aussi les générations, les classes voire les ethnies (l’une des domestiques et sa fille sont des Afro-descendants), tandis que la récente élection d’un socialiste à la présidence réveille en arrière-plan espérances et inquiétudes. Fidèles à la manière éprouvée dans Casa Grande, Linhart et Barbosa traitent ces confrontations avec une constante douceur du trait qui n’occulte pas les tensions mais ne ressent pas pour autant le besoin de les surligner. C’est comme si les oppositions et les façons dont chacun y réagit faisaient partie d’un mouvement pas si exceptionnel et n’appelant aucune alarme particulière, simplement la vigilance d’un regard posé, figuré par ces plans-séquences tranquilles embrassant plusieurs personnages et attirant l’attention sur tout ce qui se passe dans le cadre et ses coins, mouvements au bord du groupe et regards de biais. La grande maison bien aérée semble elle-même propice à une régulation perturbatrice des rapports, où chaque action secrète est susceptible d’être saisie par un regard intrus de passage. Entre autres exemples : un des petits-fils de la bourgeoise harcèle sexuellement la fille de la domestique noire, mais est surpris par cette dernière, tandis qu’une coupe de cristal est brisée dans l’incident. Gardant dès lors ses distances avec la fille en se contentant de regards insistants, le garçon finit par passer à autre chose, avant de se trouver passif, plus tard, lorsque sa victime s’offre une petite vengeance à son encontre. Quant à la coupe de cristal brisée, dont la perte pourrait entraîner le renvoi de la domestique, elle conduit finalement à la révélation que la servitude de celle-ci est devenue toute relative.
Un contrechamp
Ainsi, cette journée à la campagne se trouve le cadre de choses sérieuses mais qui semblent devoir se régler sans dramatisation excessive, les remises en question des rapports sociaux issus d’un ordre ancien ne signifiant aucune révolution ni condamnation, l’humble humanité de chaque personnage lui permettant de ne pas se laisser enfermer dans le schéma sociologique dont sa caractérisation initiale pourrait le rendre tributaire (bourgeois, domestiques, père homophobe, adolescents délurés, etc.). Cette délicatesse méthodique, dont on garde un si séduisant souvenir dans Casa Grande, peut séduire un peu moins ici, sans doute parce qu’on cerne mieux à quel point elle relève d’une méthode : notamment, on perçoit de manière un peu plus ostensible certaines ficelles de ce doux règlement de comptes, comme l’introduction d’éléments perturbateurs tels qu’un rail de cocaïne (d’un personnage l’ayant consommé, on se mettra à douter jusqu’au bout de l’état réel de sa lucidité) ou un professeur de tennis objet de certains fantasmes. C’est pourquoi le moment le plus interpellant du film est certainement celui qui échappe au possible ronronnement de cette forme cinématographique stable, au point de paraître relativement violent : un champ-contrechamp (un des rares, sinon le seul du long-métrage) entre un membre de la famille, à l’intérieur, et un serviteur, à l’extérieur sous une pluie battante, semble-t-il irrémédiablement exclu, lui, de toute espérance de participer à une possible réconciliation des rapports. Ce serviteur, un homme à tout fait âgé prénommé José, se trouve être la véritable âme des lieux dont il est un occupant permanent, doyen des personnages et dépositaire de souvenirs qu’il garde pour lui, dont un gardé secret sur sa relation avec sa patronne. Le destin de José dans le film s’impose, à l’arrivée, comme le témoignage que la tranquillité (d’un ordre, d’une libération, d’un film) a un prix.