Comme le rappelle l’écrivain Michel Manière, témoin dans Éditeur du rapport peu ordinaire qui lie un auteur à celui qui le publie, « parler de soi n’est pas chose facile ». Aligner les mots, certes, c’est possible, grisant même, mais parler de soi, écrire en quelque sorte cette « autofiction » dont Paul Otchakovsky-Laurens contribua, avec quelques autres, à populariser le genre, c’est autre chose. Pour y parvenir enfin, après une première tentative loupée qu’il a soin de rappeler comme pour mieux s ‘en défaire, « POL » opte dans Éditeur pour un dédoublement : tantôt c’est lui-même qui est à l’écran, en chair et en os, silhouette de chat un peu tordue dans les bureaux de la maison d’édition qu’il a installée à Saint-Germain-des-Prés ; tantôt l’homme se devine derrière les traits inexpressifs, androgynes et enfantins d’une poupée qui partage avec lui cet air de sphinx affable, un bout de bois et de chiffons dont les yeux sont aussi immenses que ceux de son modèle sont petits. De cet éditeur, nous entendrons la voix, les mots, mais toujours hors champ, en off ; par un procédé qui épargne sa pudeur et entretient son mystère, Paul Otchakovky-Laurens donne ainsi des clés moins pour se raconter que pour s’interroger, et aussi se souvenir de quelques jalons, quelques repères qu’il a soin de distinguer dans sa carrière de découvreur : Jean Cayrol, Christian Bourgois, Marc Cholodenko, le jugement qui suivit la publication du Procès de Jean-Marie Le Pen par Mathieu Lindon…
Je me souviens…
On s’en serait douté, Paul Otchakovky-Laurens ne nous convie pas à son pot de départ : les images par lesquelles il nous promène dans quarante ans d’une littérature française exigeante, différente, en retrait (mais non dans l’ombre) des grands boulevards surexposés qu’occupent ses confrères mainstream les plus connus, retracent moins un parcours qu’elles questionnent une trajectoire personnelle. Loin de l’exercice d’admiration, POL s’étonne, s’inquiète, s’interroge : pourquoi me suis-je tant intéressé aux premiers romans, sinon parce que je n’ai su écrire le mien ? Pourquoi est-ce un film, des images, qui me permettent aujourd’hui de me dire, et non un livre, de ceux dont je fais commerce depuis près d’un demi-siècle ? « Je ne suis pas cinéaste. Je suis éditeur. C’est comme ça » : constat fataliste de celui qui s’étonne du paradoxe qu’il y a, pour lui l’homme des mots, à imaginer, écrire, fabriquer et présenter un film — en « éditeur » et non en « réalisateur » — pour parler de lui, de son métier et de sa passion de livres. Ce sont les images, tout compte fait, et non les mots qui permettent à l’acronyme le plus célèbre de l’édition française de le faire. Et surtout de poser cette question (à défaut d’y répondre) : pourquoi suis-je devenu éditeur ?
« Sortir en vrai du silence »
Autoportrait en forme de puzzle d’un écrivain raté (de son propre aveu) et du gestionnaire d’une activité qui est une « aberration économique », Éditeur ne se satisfait pas d’une forme linéaire : il n’est pas question de refaire l’histoire, sérieuse et documentée, d’une littérature et d’un « milieu » depuis 1970, mais plutôt le récit d’un choix, celui d’un étudiant en droit devenu éditeur dans des temps bénis d’ « abondance », puis d’une vie dans les livres, envers et contre tout. Le portrait de POL en enfant sensible, en stagiaire curieux et en homme dont « la vie », rien de moins, fut « sauvée » par les mots des autres, compose un patchwork intime d’un professionnel livré tel quel dans ses postures et ses impostures. L’imposture qui, miraculeusement, a confondu l’écrivain et son éditeur dans la même faute, lorsque le président du Front National, attaqué frontalement dans un ouvrage de Mathieu Lindon édité par POL, a traîné les deux coupables devant les tribunaux (« C’était comme sortir en vrai du silence ») ; ou l’imposture qui se lit dans cette prose triste, répétitive où l’éditeur répond aux auteurs des manuscrits qu’il reçoit par la poste – mots de refus le plus souvent, d’une froide et cruelle précision : « Je choisis, je décide, j’ai tout pouvoir ». Éditeur nous promène ainsi d’hommages en souvenirs sans se soucier de raconter ce que furent les éditions POL – pas un mot sur Duras, sur Carrère, sur Dustan et tous les auteurs « POL » qui ont contribué à la singularité de ce catalogue ; c’est l’homme qui intéresse l’éditeur derrière la fonction, un homme qui se dit et se cache en même temps, entre pose artiste et timidité naturelle. POL avance masqué dans le récit de sa vie d’éditeur, mais c’est pour mieux aller à l’essentiel, dire ce qui fonde son rapport aux mots et à la création littéraire – et qui ne saurait se résumer à des principes qu’il a soin de ne jamais formuler.