George Rouquier, auteur de nombreux courts-métrages documentaires sur le monde rural (Vendanges, Le Chaudronnier, Le Sel de la Terre) réalisait en 1946 son premier long métrage, Farrebique. Premier volet d’un diptyque sur une famille paysanne du Rouergue, dans l’Aveyron, le film sera suivi trente ans plus tard par Biquefarre (1983). Deux versions successives d’un même monde, celui de la ruralité d’après-guerre, qu’il faut voir en regard l’une de l’autre pour tirer toute la richesse des évolutions qui séparent les deux modes de vies, l’ancien et le nouveau, d’avant et après la mécanisation, l’exode rural, l’agro-industrie. Héritier du cinéma d’ethnofiction de Robert Flaherty (Nanouk l’Esquimau), Rouquier jongle entre fiction et documentaire, reconstituant des scènes du quotidien à partir d’une vraie famille occitane, inventant certaines situations (la mort du grand-père), stylisant le rapport homme-nature. Le film avait su à l’époque conquérir le public français et étranger aux festivals de Cannes et de Venise, puis dans les salles, avec sa vision à la fois chronique et lyrique de la ruralité. Car, dans Farrebique, la mise en scène de la vie paysanne évoque plutôt une symphonie pastorale qu’un rigoureux travail d’immersion sociale.
Les saisons
La proposition du film est celle-ci : présenter le mode de vie rural traditionnel, ses moments clefs, ses difficultés, dans le cycle d’une année. Le récit est naturellement rythmé par le passage du temps, qui est d’abord celui de la journée, des saisons, des naissances, des décès. Rouquier documente en parallèle deux réalités : le travail agricole d’une part, le cycle de la nature de l’autre. Tantôt les étapes du travail, ses outils, ses risques, son temps long, tantôt les étapes de la croissance végétale et animale. Le montage court de certaines séquences renforce cette approche, dont le lyrisme est accentué par la musique orchestrale d’Henri Sauguet, qui souligne (parfois trop) l’éclosion d’une plante, les changements météorologiques, le reflet du ciel sur le sol boueux. Les personnages sont rapidement présentés, mais aucune individualité ne se dégage. Une belle séquence introduit l’histoire de la famille à travers le récit qu’en fait le grand-père : le montage présente en parallèle des photos et une carte de la région et l’on comprend rapidement que ce récit est aussi celui de la parcelle, de sa défense, de sa consolidation, de sa lente extension. Les aînés reprennent la ferme, les cadets partent, depuis des générations. Et, comme le souligne avec optimisme un jeune garçon de la famille devant une voisine inquiète : « le printemps revient toujours ».
« C’est pour ça que les jeunes filles rêvent »
Surtout, au-delà du beau document d’époque, l’intérêt du film réside dans ses non-dits. L’envers de ce regard poétique est le refus du politique. Malgré un tournage commencé sous l’Occupation, le film ne dit rien de la guerre, ni de la situation de la France. La famille semble vivre dans un îlot, coupée de tout, seulement connectée à sa propre histoire et à celle de sa terre. La structure sociale n’est montrée qu’en creux, sans doute du fait d’un éclatement géographique qui limite les interactions à certaines institutions clef : l’école, l’église, le notaire. Le noyau, c’est la structure familiale, avec ses règles dures (le cadet, plus travailleur, est défavorisé face à l’aîné) et son enfermement. La mise en scène de la symbiose homme/nature est toute aussi problématique : le rapprochement explicite entre le passage des saisons et la naissance des enfants (un bourgeon filmés en macro et monté en parallèle d’un accouchement) contient tristement les femmes dans leur rôle procréateur. Dans l’ensemble, le film vient peu questionner la cellule familiale telle qu’elle est présentée, peu émancipatrice (en particulier pour les femmes), constituée de travailleurs résolus. Le regard lyrique que porte Rouquier sur ce monde, vibrant d’un sentiment d’éternité, provoque un mélange de fascination et d’interrogation.