Si la plupart des films catastrophe ont tendance à spéculer sur l’avenir de l’humanité, Flow constitue en quelque sorte une variation sur le genre : c’est dans un monde déserté par l’espèce humaine, où celle-ci n’existe plus que sous forme de traces et de signes (des statues, une maison, quelques objets), qu’un chat voit son quotidien bouleversé lorsqu’une gigantesque montée des eaux recouvre la surface de la terre et le condamne à l’exil. Il s’embarque alors avec d’autres animaux sur un voilier de fortune, ultime solution pour habiter une terre devenue inhabitable. Dépliant les conséquences de ce postulat, Flow se présente comme une étude d’ordre éthologique, privilégiant la micro-narration aux grandes directives dramaturgiques : l’enjeu est avant tout d’observer des animaux « réagir » à la fois à un milieu qui leur est étranger et les uns par rapport aux autres. L’un des mérites du film (jusqu’à un certain point) tient au fait que leur cohabitation conflictuelle ne résulte pas d’une démarche psychologisante mais de la mise en scène d’une incommunicabilité interespèces. Les comportements et les codes phoniques des animaux (qui ne sont pas ici dotés de langage, à rebours d’une perspective anthropomorphique), sont aussi opaques pour les autres espèces que pour le spectateur.
L’animation constitue justement ici un outil pour figurer une expérience de l’altérité. À travers des plans longs, qui ménagent une élasticité dans la variation des angles et des échelles, le film organise, à la manière d’un jeu vidéo en vue objective, une immersion dans le corps aussi craintif qu’explorateur du chat. La caméra exhibe son caractère « inhumain », synthétisant toutes les compétences animales lorsqu’elle rase le sol pour figurer une course-poursuite, recule sur l’eau, ou encore s’élève dans les airs pour accompagner le vol d’un oiseau. Cette volonté d’effacement du point de vue humain au profit de celui d’un animal s’exprime également par le montage, comme lors d’une séquence où le félin s’exerce à la pêche sous-marine : la dextérité qu’il acquiert semble au fur et à mesure accroître la fluidité des raccords, jusqu’à créer un ballet de jump cuts alternant visions sous-marines et empilement du poisson sur le pont du bateau.
Garder le cap
S’adapter : telle semble être l’ambition esthétique de Flow, de même que son ressort narratif principal. À l’instar du chat apprenant à pêcher ou de l’oiseau qui comprend l’utilité du gouvernail pour diriger le bateau, les animaux sont voués, pour survivre, à dépasser leur condition et développer une intelligence pratique. Plus largement, Flow figure un espace en mutation, à la fois parce qu’il est remodelé par l’eau qui afflue et reflue selon les endroits, et parce que le petit groupe est contraint au nomadisme pour le traverser. Loin de l’idée d’un cataclysme qui anéantirait soudainement la planète, Zilbalodis figure la fin du monde comme une lente et progressive dérégulation à laquelle il est possible de s’accommoder. Sur ce point, le film réussit lui-même à naviguer subtilement entre esprit ludique et tragique. Ainsi, la rencontre entre les animaux et les vestiges de la civilisation humaine se fait tantôt burlesque (quand le lémurien joue avec une cuillère ou un miroir), tantôt lestée du poids du deuil (le bateau passant sous une statue de main à moitié immergée, comme un geste d’appel au secours). Au comique chaplinesque qui surgit du spectacle de corps en inadéquation avec leur environnement (les nombreuses chutes malencontreuses dans l’eau), répond le vertige éprouvé lorsque le regard innocent du chat tombe sur une baleine mourante ou un arbre disparaissant dans le vide.
Cet environnement évolutif l’est d’autant plus qu’il s’agit d’un monde sans frontières, aussi vague d’un point de vue temporel (les paysages de ruines traversés sont difficilement datables) que spatial. L’eau a comme rendu à la terre sa continuité originelle, brassé les territoires et les cultures, rendant possible la rencontre d’animaux domestiques (chien et chat) et d’espèces exotiques issues des quatre coins du monde (de l’Amérique du Sud pour le capybara à l’Afrique concernant le lémurien et l’oiseau). Ce versant positif du chaos est ce que Flow souligne hélas un peu trop, sacrifiant sa « suspension de jugement » pour formuler un discours en faveur de la diversité, de l’acceptation de l’autre et du dépassement des déterminismes. Le film trace notamment une ligne de démarcation trop visible entre la violence qui sévit lorsque l’on reste dans son clan (cf. le moment où l’oiseau se fait excommunier pour avoir pris la défense du chat) et le modèle de civilisation allégorisé par l’équipage du bateau, à mesure que ses occupants s’individualisent et acceptent leurs antagonismes. À trop vouloir montrer la porosité entre humains et non-humains, le film tend progressivement à personnaliser outre-mesure les animaux, retombant in fine dans le piège de l’anthropomorphisme, pour boucler son scénario tout en prônant le vivre-ensemble. Ces moments amoindrissent les efforts que le réalisateur déploie par ailleurs à défamiliariser le regard que l’homme et, avec lui, le cinéma d’animation, porte sur le règne animal. Accomplissant partiellement son numéro d’équilibriste, Flow montre néanmoins que l’entreprise d’abandonner le modèle humain, toute périlleuse qu’elle soit, est à portée de main.