Installée depuis plusieurs années à Skid Row, un quartier difficile de Los Angeles connu pour être « la cité des anges déchus », la réalisatrice polonaise Alina Skrzeszewska y a fait la connaissance de Teri et Tiahna, un couple de femmes marginales au tempérament explosif. Sur un peu plus de trois ans, la réalisatrice a tourné plus de six cents heures de rushs, entremêlant le parcours de ces deux femmes vivant de minimas sociaux ou de petits trafics et la vie de ce quartier où erre un nombre incalculable d’âmes en peine, à la lisière d’un pays qui prône la réussite matérielle et ne souhaite pas regarder ce qui se passe sur les bas-côtés de l’autoroute du rêve américain. Ce sont ces images manquantes, cette part de l’histoire populaire des États-Unis, que la documentariste est allée capter en totale immersion, recueillant une matière qui, selon les dires de la monteuse, aurait pu donner naissance à trois films distincts. Mais plutôt que de compartimenter des thématiques aux échelles diverses (le couple, le théâtre thérapeutique auquel participent des femmes victimes de violences, le quartier dans son exubérance chaotique), le film réussit l’exploit d’offrir une synthèse déconcertante de cet impressionnant magma en une heure trente minutes. Tour à tour anecdotique ou capable d’une belle ampleur, totalement absurde ou profondément tragique, Game Girls est un objet foisonnant, empruntant bon nombre de chemins de traverse. Il aura fallu pour cela qu’Alina Skrzeszewska s’octroie la confiance de ces deux femmes qui ouvrent leur intimité sans la moindre réserve, laissant éclater leur pleine spontanéité, ne donnant que rarement l’impression qu’elles composent avec ce témoin tierce qu’est la caméra.
En boucle
En s’ouvrant sur la libération de Tiahna après quelques mois d’incarcération et en se clôturant à quelques années d’intervalle sur les dernières minutes précédant celle de Teri, le film semble faire le terrible constat suivant : pour ces deux jeunes femmes déclassées qui n’ont pas de perspectives professionnelles viables et trouvent difficilement une stabilité émotionnelle, la prison apparaît comme un inévitable horizon qui revient par intermittences. Entre ces deux scènes qui se font fatalement écho, c’est tout le chaos de leurs deux existences qui se déploie. Tour à tour follement amoureuses ou en conflit ouvertement violent, Tiahna et Teri semblent n’être que le fruit de leurs tragiques histoires personnelles (des parents démissionnaires ou absents, une pauvreté chronique), venues buter sur le désengagement de l’État (l’échec scolaire, le chômage, un quartier tellement pauvre qu’il finit par ressembler à une prison à ciel ouvert). Comme elles, d’autres femmes participent à un atelier de théâtre thérapeutique qui ne vise qu’à aider les participantes à mettre des mots sur leurs blessures pour tenter d’avancer tant bien que mal. Toujours à juste distance des sujets qu’elle filme (des gros plans de profil dans les moments de confession, comme pour faire oublier la caméra, des plans d’ensemble lorsqu’il s’agit de filmer la vie du quartier, ce qui vaudra à la réalisatrice d’être violemment alpaguée par un cycliste), Alina Skrzeszewska ne fait preuve d’aucune complaisance envers ses sujets. Au point que l’entrée en matière peut s’avérer un peu ardue tant la relation qui nous est décrite paraît comme asphyxiante et les deux héroïnes difficiles à suivre dans leurs pérégrinations sinueuses : mais au fil des scènes, Game Girls s’affranchit de son parti-pris de départ pour explorer d’autres horizons et ouvrir le champ de la réflexion politique.
Des lieux, des hommes et des femmes
Si certaines scènes peuvent prêter à sourire (notamment la déambulation des deux jeunes femmes en habits de mariées en total décalage avec leur environnement), le malaise est néanmoins prégnant au-delà des difficultés de Teri et Tiahna. Que ce soit lors des manifestations Black Lives Matter ou le long de ces trottoirs encombrés de tentes de fortune où s’entassent les exclus du système, le documentaire révèle sans aucun volontarisme l’ampleur de l’échec de la politique américaine. À la faveur d’un voyage à Las Vegas que le couple organise et qui marquera l’occasion de s’extasier devant le gigantisme kitsch de la ville, Game Girls joue habilement des effets de contraste pour mieux souligner l’inextricable situation dans laquelle se situent les habitants de Skid Row. À l’image du centre d’affaires de Los Angeles, caractérisé par ses grattes-ciels visibles de partout, la réussite matérielle marque une perspective illusoire. Souhaitant s’émanciper de cet environnement dont elle ne supporte plus la violence, Teri est néanmoins ramenée continuellement à sa précarité, prisonnière d’innombrables démarches administratives et d’aides en tout genre, seul espoir pour elle de vivre dignement. Malgré cette multitude de détails très prosaïques qui conditionnent la situation matérielle des deux jeunes femmes, une bouleversante humanité ne cesse d’irriguer le film. À l’image de cette touchante confession de Tiahna qui, après un énième pétage de plombs de la femme qu’elle aime, sait trouver les mots pour comprendre sa souffrance sans jamais la juger. C’est que ces quelques déclassés qu’Alina Skrzeszewska filme avec une belle générosité ont fait de la solidarité et de l’empathie leurs armes pour résister au pire.