Troisième opus du Srilankais Lester James Peries, cinéaste peu connu du public malgré ses succès critiques et en festivals, Gamperalyia (datant de 1965) sort aujourd’hui sur nos écrans à l’occasion de la restauration de sa copie. Ce qui nous offre l’opportunité de découvrir une belle histoire classique et ancrée dans le Sri Lanka traditionnel, magnifiée par la photographie de William Blake et par le regard que le cinéaste porte sur ses personnages. L’attention est portée sur la captation des émotions qui habitent ces derniers, d’autant plus passionnantes et complexes que nous sommes là dans une société qui ne s’exprime pas ni ne communique. Gamperaliya, dont une suite a été tournée vingt ans plus tard, est aussi un très beau film sur l’attente et la mélancolie.
Lester James Peries – le contexte de Gamperaliya, sa restauration
L’œuvre de Lester James Peries est peu connue du public. Ses films ont, dès le premier (La Ligne du destin, 1956), rencontré des succès en festivals (Cannes, Berlin, Londres, Karlovy Vary, New Delhi), et des rétrospectives lui ont été consacrées le Musée d’Art Moderne de New York (1970), la Cinémathèque Française (1988), les festivals de La Rochelle (1980) et de Deauville (2001). Malgré tout, et bien que son film Le Trésor ait été classé en 1970 patrimoine de l’UNESCO, de ses dix neuf longs métrages seul son avant-dernier, Le Domaine (2003), a été distribué commercialement. En 2006, découvrant que les négatifs du Trésor ont disparu des Archives Nationales du Film à Colombo et que le reste est abîmé, le cinéaste se hâte de sauver l’autre film entreposé dans ces archives, Gamperaliya. Les laboratoires UCLA à Los Angeles en restaurent l’image et le son et y mettent de nouveaux sous titres. Présentée en première mondiale l’an dernier à Cannes, au Cinema Ritrovato de Bologne et au Festival des Trois continents, la restauration de Gamparaliya est la première d’un projet visant à restaurer d’autres films de Lester James Peries.
Son premier film, La Ligne du destin, fut un échec commercial malgré son succès cannois. Le succès de son second (Le Message) n’empêcha pas les producteurs locaux de cataloguer Peries comme un cinéaste pour intellectuels, proche du cinéma d’auteur occidental. Pour parer cela, Peries décida d’adapter un roman très connu de la littérature cinghalaise, Gamperaliya – Changement au village, de Martin Wickramasinghe. Faute de financements, il dut attendre dix ans pour tourner ce troisième film, trouvant enfin un producteur qui le laissa libre et refusa tout compromis au nom de nécessités budgétaires, ce qui était très rare à l’époque et dont la mise en scène se ressent.
Une histoire classique – la maison – l’ancrage dans le Sri Lanka traditionnel
Le scénario de Gamperaliya, très bien construit, raconte une histoire classique. Nanda, la fille cadette d’une famille de la petite bourgeoisie rurale, est amoureuse de son instituteur Piyal, qui partage ses sentiments. Mais Nanda ne peut l’épouser car il est de condition trop modeste, ses parents lui trouvent un autre époux, Jinadasa. Le cœur brisé, Piyal part travailler en ville, à Colombo, tandis que Nanda tombe malade de chagrin. Elle finit cependant par s’attacher à Jinadasa, partageant avec lui une vie ponctuée d’événements tristes et de difficultés. Après avoir dilapidé l’argent de sa belle famille, Jinadasa s’en va à son tour travailler au loin. Après une longue attente, Nanda voit un jour Piyal revenir.
Pour être universelle, cette trame est profondément ancrée dans la société srilankaise dans laquelle elle se passe, chacun des films de Lester James Peries éclairant un angle particulier de cette dernière. C’est ici le monde rural qui est décrit, celui des riches oisifs qui gèrent leurs terres sur lesquelles d’autres travaillent. Dans la famille de Nanda, les hommes sont dehors (le père y gère ses affaires, le fils fait des études), les femmes (Nanda, sa sœur et leur mère) ne quittent pas la maison. Impressionnante, cette dernière semble presque être un personnage à part entière : labyrinthique à l’intérieur, elle possède une vaste terrasse, soutenue par des piliers et qui donne sur un parc planté d’arbres à perte de vue. Rendant compte de la richesse de la famille (par ses ornements, la qualité de son mobilier), elle est aussi le décor idéal pour filmer l’oisiveté, l’attente, l’ennui. Autour de la maison, le monde vit : des travailleurs vont et viennent, apportent des lettres venues du dehors, le travail sur le son rend prégnante la présence d’êtres vivants (notamment d’animaux), hors champs. Mais la terrasse où les femmes demeurent est une frontière qu’elles franchissent peu. A l’abri, les domestiques prenant en charge les tâches nécessaires, elles n’ont pas grand chose à faire et attendent, souvent songeuses. La rareté des événements marquants permet de faire de la place à l’ambiance qui règne dans la demeure, déterminée en partie par le climat et le décor srilankais : vent et reflets du soleil dans les cocotiers, impression de pesanteur humide, de chaleur, fort son des grillons, chant des oiseaux en cage…
Le père de Nanda parle mal à ses domestiques, et n’hésite pas à renvoyer l’un d’eux pour une raison injuste. Il est inquiet car les affaires commencent à aller mal. Or, il ne faut surtout pas que l’entourage se rende compte des difficultés financières de la famille (le père dépense quand même de l’argent pour que la fête qu’il donne soit opulente, Nanda améliore un repas trop frugal pour cacher la – relative – misère…). Dans la société rurale srilankaise dépeinte, très soucieuse des apparences, l’argent est garant de respectabilité. En ville en revanche, où s’en va Piyal après avoir été rejeté par les riches ruraux, c’est l’éducation qui est critère de valeur. Les rôles s’inverseront d’ailleurs, car au moment du déclin de la famille de Nanda, Piyal, à force de travail et d’intelligence, sera devenu riche. Et se montrera à son tour désagréable envers ses domestiques, s’absentera à son tour souvent du foyer. Les croyances et les rites sont également présents, lors de la Thovil, cérémonie où des personnes masquées dansent pour les divinités, lors des mariages, et lorsque les personnages s’en réfèrent systématiquement au Destin en cas de drame.
À l’écoute des émotions enfouies
S’il convient de garder en société un visage respectable, ne rien laisser paraître d’une éventuelle fragilité, les personnages se comportent de la même façon dans l’intimité. Leur culture est celle du masque, de l’absence de communication et d’expressivité des émotions et sentiments, du refus d’affronter pour soi-même les questions mettant l’intime en difficulté. Le jeu des regards est ici d’une grande richesse, les personnages étant à la fois dans l’attente, le désir d’aller vers, et à la fois dans la crainte de se livrer, d’être déçu par la réponse de l’autre. Lorsqu’il revient, après des années d’absence, Piyal a le courage de dire de nouveau son amour à Nanda et de lui proposer de vivre avec lui. Nous savons que tous deux s’aiment, et que le départ de Jinadasa rend leur union envisageable. Lors de cet échange pourtant, la gène de part et d’autre, la cohabitation entre l’envie de dire, d’entendre, et la retenue protectrice, sont rendues très prégnantes. La scène est filmée en champs-contrechamps, chaque personnage apparaissant enfermé dans sa sphère (le cadre) ; à mesure que la déclaration de Piyal progresse, les plans se rapprochent de chacun des visages, renforçant le malaise, l’étouffement, que semblent ressentir les personnages ; leurs regards ne se croisent pas mais sont tournés vers le bas, les côtés, le langage est hésitant.
Si Nanda se laisse parfois aller à exprimer sa douleur, cette dernière est souvent d’autant plus forte qu’elle reste rentrée, la ronge de l’intérieur (le départ de Jinadasa est à cet égard assez déchirant). Cette difficulté à se dire rend les personnages émouvants en même temps qu’elle nous laisse en état d’alerte, à la recherche de signes à capter, regards, gestes, bribes de dialogues, pour cerner davantage le ressenti des personnages gardé secret. Martin Wickramasinghe, l’auteur du livre dont Gamperaliya est l’adaptation, était très influencé par Tchekhov. Ce qui toucha Lester James Peries et qu’il était intéressé de filmer est le non dramatique, les émotions qui habitent les personnages et que leur absence d’expressivité et de communication rend encore plus passionnantes car complexes. Le cinéaste varie sa façon de filmer, comme si multiplier les angles d’approche des personnages permettait de mieux les sonder : travellings latéraux explorant le personnage et son contexte, travellings avant lors d’un pic émotionnel, gros plans, plongées, contre-plongées, détails… Les personnages sont aussi souvent filmés de dos, ce qui met la plasticité de leurs silhouettes en valeur et créé entre eux et nous un singulier mélange de distance et de proximité. Si le thème du film est pesant, si c’est du malaise qui émane des personnages, la mise en scène est, elle, fluide. Gamperaliya est l’un des premiers films de l’école des jeunes réalisateurs srilankais qui, comme au Bengale Satyajit Ray (admirateur du film de Lester James Peries), se mit à tourner dans la rue, avec de petites équipes et de petits budgets. La fraîcheur qui en résulte se ressent dans Gamperalyia, qui tire aussi sa force de la beauté du noir et blanc de William Blake (qui a parfois dû faire preuve d’ingéniosité, les studios refusant de prêter du matériel car ils considéraient qu’un tel tournage en décors réels leur faisait concurrence).
Mélancolie et opacité
Si l’attente, l’ennui et la mélancolie prennent tant de place dans le film, c’est qu’ils offrent assez d’espace et de temps pour être attentif aux micro-événements que l’action empêche de voir. L’ambiguïté et la complexité des sentiments peuvent alors se déployer. Le ressenti de Nanda demeure trouble. Sa mélancolie (la jeune fille est souvent allongée dans son lit, son regard se perd dans le vague la plupart du temps) a certes des raisons objectives, Nanda traversant plusieurs drames (que le cinéaste traite avec une pudeur et une sobriété qui les rendent d’autant plus tragiques). Mais elle a aussi des causes intimes plus retorses. Malgré ce que la trame laisse présager (un amour contrarié, un mariage forcé), Piyal et Jinadasa ne s’opposent pas de façon radicale, les sentiments que Nanda éprouve envers eux ne sont pas si simples. Elle se prend en effet d’affection pour le mari qui lui a été imposé, et sa relation à Piyal se révèle plus compliquée que prévue lorsqu’ils se marient. Pendant les six années où Nanda attend des nouvelles de Jinadasa, on ne saurait dire si elle souffre davantage de l’absence de ce dernier ou de sa séparation d’avec Piyal qui perdure. Nanda semble penser à Piyal lorsqu’elle est avec Jinadasa, et à Jinadasa lorsqu’elle est avec Piyal, l’être absent et l’irréalisation d’une relation étant peut-être toujours plus beaux. Piyal aussi ne semble jamais autant amoureux de Nanda que lorsqu’il ne peut l’approcher, à moins que son attitude de mari ne soit que maladresses et son amour encore fort. Les derniers plans du film sont à cet égard très forts, l’ambiguïté et la difficulté de cerner ce qu’il en est vraiment des personnages restant très prégnante jusqu’à la toute fin.