Elles n’ont presque plus de sens, ces images de la bande de Gaza dévastée, de civils tombés sous les armes israéliennes. Elles n’ont plus de sens, ou n’en ont que trop. À Gaza, ce qui reste debout, c’est la parole. Dans Gaza-Strophe, les réalisateurs entreprennent un voyage au bout de la nuit dont toute la substance de la mise en scène repose sur les mots recueillis. Ce n’est plus une résistance, c’est la force de vie mise à mal donnée à entendre comme trop rarement.
Janvier 2009. La bande de Gaza sort tout juste de l’opération « Plomb durci », lancée par l’armée israélienne contre le Hamas. Tout n’est que champ de ruines. Au milieu des décombres, des enfants cherchent leurs jouets, leurs vêtements. Des hommes se rassemblent pour se soutenir comme ils peuvent, parler, échanger, boire un café. Vivre. Dans ce décor de fin du monde, Samir Abdallah et Khéridine Mabrouk ne font pas que planter leur caméra. Ils filment la parole, l’unique bien qui reste aux habitants dépassés par la violence de l’intervention.
Pendant cette guerre qui ne disait pas son nom, les médias ont été refoulés hors du champ de bataille. Les deux réalisateurs parviennent dans la bande de Gaza une fois le gros de l’intervention passé, alors que des drones continuent de tournoyer au-dessus des têtes des Gazaouis. Ils sont escortés par des membres du Centre palestinien des droits de l’homme de Gaza, que l’on ne voit pas à l’image, mais dont le « titre » résonne dans les paroles recueillies : où sont les droits de l’homme dans les témoignages mis en œuvre dans ce film comme on mettrait en scène le constat de l’absence de l’humain ? Aujourd’hui, d’anciens soldats israéliens, notamment de l’ONG Briser le silence, témoignent de l’arbitraire des méthodes de l’armée israélienne, parfois guidée par la volonté des colons de « faire peur » aux civils palestiniens. Le rapport sur l’opération « Plomb durci » du juge Goldstone pour les Nations Unies accrédite les exactions faites aux civils. Gaza-Strophe n’est que ça, et c’est une somme : la vie brisée de ces civils, simples paysans, figés dans l’incompréhension du feu qui touchent leurs enfants.
Le dispositif filmique donne le tournis. Autour de Gaza-ville, les réalisateurs naviguent de villages en villages, accumulant les témoignages jusqu’au vertige, à la répétition. La caméra, sobre, laisse toute la place aux habitants filmés dans les « décors » même de leurs maisons en ruines. Ce qui frappe et bouleverse, dans ce film, c’est la force puisée à la source de la parole : de poèmes en poèmes, Mahmoud Darwich tout proche, un homme s’accroche à sa force de vie. Une petite fille, sans une larme, expose à la caméra les dessins de ses cauchemars. Une femme demande « Pourquoi ? Pourquoi ? »
Samir Abdallah et Khéridine Mabrouk ont trouvé le ton et la position idéale dans un tel contexte, tant filmé et tant déformé. Nul pathos dans Gaza-Strophe, ni musique trop appuyée, ni gros plan manipulateur. Les réalisateurs se tiennent à l’écart de tout misérabilisme et se placent comme les capteurs de la vie sous les bombes, focalisant l’attention sur la précision des faits relatés et la dignité des habitants. Pudique, respectueux, le regard des réalisateurs cherche à transmettre des mots de Gaza qu’on entend trop peu. La poignante scène finale, où ce vieil homme égrène le malheur et l’injustice, s’apparente presque à une improvisation poétique. Comme si Gaza était devenue une métaphore, une fable tragique. C’est une scène de clair-obscur où les hommes se partagent les fraises qui faisaient la fierté de leurs cultures, mangeant, d’abord, de bon appétit, laissant leur cuiller en suspens, ensuite, comme figés par l’émotion de leur condition mise en mots par leur acolyte, debout à jamais.