Quelque part au sud de l’Iran. Qobad, Jahan et Nezam, vivent et travaillent sur le site d’une raffinerie. Le premier est soudeur, le second travaille occasionnellement comme chauffeur, le troisième enfin récure les toilettes, si sales parfois qu’il faut y aller à mains nues. Et dans un paysage industriel aussi étrangement grandiose que mortifère, les trois hommes luttent silencieusement contre une déshumanisation organisée.
Parti il y a quelques années pour les bords du Golfe Persique, où se trouve un site industriel sur lequel il devait réaliser un documentaire de commande, le jeune réalisateur Vahid Vakilifar en est revenu avec le désir de réaliser son premier long-métrage de fiction sur la vie des habitants qu’il y avait rencontrés. Il lui fallut ensuite trois ans pour trouver un producteur et six mois pour obtenir les autorisations nécessaires auprès des autorités iraniennes, pour un film qui sera finalement tourné très rapidement, en vingt jours. Le résultat, remarquablement maîtrisé et abouti, marque les débuts d’un jeune réalisateur pour le moins prometteur.
« Gesher », en persan, désigne une plante aquatique présente dans le Golfe Persique. Très fragile et molle en début de croissance, cette plante finit en grandissant par se former une peau dure et tranchante, dangereuse pour qui se risquerait à y poser le pied. La réalité que Vahid Vakilifar porte à l’image, dans un dispositif toujours proche de celui du documentaire, ressemble donc à cette plante aquatique, énoncée en titre comme métaphore autant que comme programme : pour les personnages du film, peut-être existât-il un jour une douceur, une tendresse que l’avancée du temps anéantit toutefois, comme en une mutation inéluctable. Et à l’image du « gesher » qui s’accroche au rocher pour finalement se confondre, en texture du moins, avec lui, les hommes perdent ici un peu de leurs caractères propres pour se fondre dans l’espace qui les abrite : privés d’habitat décent, Qobad, Jahan et Nezam dorment dans des pipelines à l’abandon, devenant peu à peu les extensions d’un décor industriel qui les ingère, au sens propre du terme. Leur humanité s’en trouve à chaque plan amoindrie, le long d’une lutte sans merci qu’occasionnent les gestes d’un quotidien annihilant.
Monté par Jafar Panahi, Gesher témoigne d’un agencement quasi-mathématique du monde, où l’immensité de l’âme humaine semble sans cesse se heurter à une segmentation destructrice de l’espace. Au découpage quasi géométrique de la plupart des plans, Vahid Vakilifar oppose la profondeur de la nuit, seul moment d’intimité et d’amitié pour les personnages, où paradoxalement l’unique source de lumière reste l’usine en pleine activité. Travaillant sur des motifs répétitifs, qui donnent forme à l’aliénation des personnages, Vahid Vakilifar donne à voir une réalité très concrète, sans cesse transcendée pourtant par des intermèdes littéralement contemplatifs, visions oniriques d’une industrie nourricière, ou de l’horizon que les trois personnages semblent désirer ardemment. Ici en effet, aucune trace vraiment d’un misérabilisme qui tirerait le film vers une quelconque forme de didactisme. Souvent sectionnés à l’image, réduits à des membres purement fonctionnels, les personnages gardent la ligne d’une lutte silencieuse, et le regard tournés vers le large, maintiennent les images d’un ailleurs possible et d’une humanité restaurée.