Le tandem bulgare Kristina Grozeva et Petar Valchanov (dont on a manqué le premier long-métrage The Lesson) trousse ici une comédie noire a priori imparablement inscrite dans la réalité sociale qui l’entoure. Pour un acte d’une honnêteté quelque peu déplacée dans le climat de corruption actuel, Tsanko le cantonnier se retrouve instrument d’un coup médiatique du ministère des Transports, organisé par son service des relations publiques que dirige la redoutable Julia. Ayant été dans la foulée délesté de la vieille montre russe qu’il tenait de son père (de marque « Slava » – « gloire »), Tsanko s’obstine à vouloir la récupérer auprès du service qui n’arrive pas à remettre la main dessus. S’ensuit un bras de fer avec Julia qui sent que le contrôle de l’affaire lui échappe, surtout quand s’en mêle un journaliste indépendant fouinant dans les turpitudes du pouvoir. L’affaire des auteurs du film, elle, roule sur du velours : la corruption dans les sphères administratives de Bulgarie est proverbiale, la rencontre entre un fruste homme de peuple et les pourvoyeurs d’hypocrisie en costume promet des situations piquantes, et on sait combien, depuis Kafka, l’absurdité de l’individu aux prises avec un système rigide sied bien à l’Europe centrale et de l’Est. Et puis, le film peut se fendre d’une petite touche métaphorique sur l’âme nationale, avec cette montre dont la marque « slave » donne au film son titre, vestige de l’ère soviétique, marque de nostalgie d’un ordre révolu et aujourd’hui remplacé par la contrefaçon et la décrépitude.
L’ultime ricanement
Tout est en place, tout semble devoir faire mouche, le programme de comédie noire se déroule comme prévu – et pourtant, rien ne convainc. Parce qu’on sent rapidement à quel point ici la satire et la commisération ne sont que de circonstance, ne sont suscitées que pour elles-mêmes, qu’elles ne sont pas la manifestation d’une rage sincère mais d’un petit savoir-faire de faiseurs se satisfaisant seulement de leur façon de conduire leur récit. Le traitement par ces derniers de leurs personnages – comme des accessoires faciles de leur démonstration, au même titre que la fameuse montre – suffit à trahir la petitesse, voire l’impensé de leur vision de la société corrompue qu’ils dépeignent. Ainsi la vulgarité de leur mise en scène sabote-t-elle le personnage de Tsanko à peine est-il apparu, se repliant sur les pires réflexes naturalistes pour insister sur sa barbe hirsute, ses manières frustes, la lenteur un peu abrutie de ses réflexes, la sueur qui souille son front et surtout, dès qu’il ouvre la bouche, ses sérieuses difficultés d’élocution qui compliquent tout effort de communication (caractéristique qui s’avère encore, à plusieurs reprises, un accessoire comique et subversif d’une facilité suspecte). Il est flagrant que la caméra posée sur cet homme victime autant qu’épine dans le pied du système voit en lui, plutôt qu’un individu, une représentation outrée de l’homme du peuple laissé à sa misère. Face à lui, le personnage de Julia donne l’illusion d’avoir plus bénéficié de leurs soins, en employée zélée et pugnace du pouvoir dans tout son cynisme, mais quand le récit dans sa dernière partie décide abruptement qu’elle sera touchée par le remords, sa force en prend un coup, comme si la logique du scénario reprenait ses droits sur l’observation lucide des rouages humains de la machine médiatique.
À l’arrivée, toute cette petite mécanique prend un sens très déplaisant à la fin du film, qui renverse ce qu’on aurait pu anticiper de l’issue de cette confrontation au regard des caractères en présence. Cette chute brutale aurait pu sidérer sincèrement si les cinéastes n’avaient pas choisi d’en tirer un ultime tour de passe-passe ricanant : un cut abrupt, une chanson de variété qui vient couvrir ironiquement la violence hors champ. La chanson se poursuit pour faire passer le générique de fin, qu’il faut suivre et écouter jusqu’au bout, jusqu’au dernier son, pour réaliser par quelle sinistre blague Grozeva et Valchanov concluent leur posture de satiristes de la société sur le dos des individus, au moins aussi détestable que ce qu’elle prétend tourner en dérision.