À Cuba, il n’y a pas que le rhum et la salsa. Il y a aussi du rock fusion, du hip-hop, du heavy-metal. Deuxième long métrage de Benito Zambrano après le remarqué Solas (2000), réalisateur espagnol ayant vécu douze ans à Cuba, Habana Blues suit le parcours de deux jeunes musiciens cubains, entre espoirs et doutes. Hommage à l’île et à ses habitants, le film évite tous les clichés pour s’emparer de thèmes universels.
À la sortie de Buena Vista Social Club (Wim Wenders, 1999), le public tombait amoureux de Cuba. D’un certain visage de Cuba. De ses cigares et de son rhum, de sa gaîté permanente, des visages joyeux et burinés de ses papis musiciens, des magistraux Compay Segundo, Ibrahim Ferrer, Ruben Gonzalez… Ces trois visages-là sont morts aujourd’hui, et c’est le visage de tout jeunes musiciens qu’on découvre dans Habana Blues. La relève, en quelque sorte. Mais cette relève-là, en plus de la tradition cubaine, a glissé dans sa musique des rythmes rock, hip-hop, parfois même à la limite du heavy-metal ! Il faut voir cette scène dans laquelle de jeunes chevelus arrachent des riffs violents de guitares électriques sur fond de paroles d’une chanson très… sexuelle, plus que gentiment érotique. Jubilatoire ! Et très loin de toute la musica cubana qu’on a l’habitude d’entendre.
Habana Blues nous parle de musique. Ruy et Tito, deux amis musiciens inséparables, caressent le rêve de devenir célèbres et de vivre de leur art. Ils tentent d’organiser un grand concert dans un vieux théâtre de La Havane, lorsqu’ils apprennent que des producteurs espagnols sont à Cuba, à la recherche de nouveaux talents. Une chance inespérée pour que leur art soit reconnu, et pour pouvoir peut-être sortir de Cuba. À partir de ce simple tronc se raccordent toutes les branches de l’histoire, dans un scénario serré et rythmé. En suivant le travail des producteurs, on découvre toute la vitalité de la jeune scène cubaine, riche et variée. L’histoire de ces « mangeurs de vie » et de rêves offre au film une remarquable bande originale, qui donne toute la place qu’elle mérite à une musique moins officielle, non subventionnée. Par la qualité de toute cette musique, non seulement on est enthousiasmé, mais on a appris quelque chose d’elle qui fait l’essence même du film. Quelque chose de Cuba ; « existe-t-il un endroit dans le monde qui soit plus musical ? » questionne Benito Zambrano.
En grande partie grâce à ce son permanent, mais aussi grâce à un soin précis apporté au scénario, Benito Zambrano maintient tout au long de son film un rythme jamais ennuyeux, mais pas non plus artificiellement gonflé par la tentation clipesque à laquelle il aurait pu céder grâce à tous ces jeunes et beaux musiciens. Aux scènes strictement musicales succèdent des scènes plus douces d’amour filial, de discussions entre amis et de déclarations cachées dans une chanson portée par une guitare sèche. Habana Blues aurait sans doute eu un intérêt restreint si l’histoire s’était limitée au casting par les producteurs espagnols. Mais si Benito Zambrano a mis si longtemps à réaliser son deuxième long métrage, c’est pour ne pas trahir la réalité cubaine, lui qui est espagnol, et l’hommage qu’il voulait rendre à ce peuple qui lui a tant appris. S’attaquer à un lieu qui a si souvent fait l’objet de clichés ne lui donnait en quelque sorte pas le droit à l’erreur, puisque lui a vécu sur l’île.
Le cinéaste s’est ainsi attaché à donner une vraie profondeur, universelle, aux vies individuelles de Ruy et Tito. À travers le personnage de Ruy, père de famille en instance de divorce, Zambrano aborde la problématique de l’exil ; Caridad, sa femme, partira, de nuit, avec ses enfants, sur un bateau clandestin en partance pour Miami, où vit une importante communauté cubaine. Avec Tito, c’est à une grand-mère délicieuse, avec laquelle il vit, ancienne chanteuse et buveuse de rhum invétérée, qu’on s’attache. Et avec les producteurs espagnols, c’est, en sous-main, l’ancienne colonisation qui revient, alors que quitter le Cuba de Castro — surtout, le quitter et pouvoir y revenir — est presque impossible. Cuba, délicieuse et attachante, Cuba, qui emprisonne ses journalistes et ses artistes, tous ses opposants, donne tout à la fois à ses habitants l’envie d’en partir et l’envie d’y rester. Devant la proposition de contrat des Espagnols, Ruy et Tito réagiront bien différemment, l’un restant fidèle à ses principes artistiques, l’autre prêt à faire tous les compromis possibles pour découvrir l’Europe.
Habana Blues ne révolutionne pas le langage cinématographique. Il procure en premier le plaisir simple d’un film qui donne le sourire, et qui pose des interrogations sur le Cuba d’aujourd’hui, quarante-sept ans après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro. Laissons là les grincheux qui trouveraient le film gentillet. Oui, on est émus. Réussir à retranscrire dans un film une part de la vérité du peuple cubain sans être soi-même cubain, c’est la grande force de Benito Zambrano. Et s’il est vrai que le cinéma est un cadeau pour le spectateur, celui-là l’est aussi sans aucun doute pour tous les Cubains.