Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de voir un film norvégien. Happy Happy est à la hauteur de la curiosité qu’une telle rareté peut susciter : sous des airs de comédie romantico-dramatique conventionnelle, le film sait surprendre, voire déranger.
Tout commence par la rencontre de deux couples : Kaja et Eirik vivent en pleine campagne et possèdent deux maisons situées l’une en face de l’autre ; les citadins Elisabeth et Sigve emménagent dans l’une d’entre elles. L’arrivée de ces étrangers va agir comme un catalyseur sur le premier couple, ébranlant un équilibre reposant sur le déni et le mensonge. Ce qui interpelle d’abord face à cette histoire, c’est la façon hasardeuse dont les images la racontent. Visant probablement à produire un « effet de réel », la caméra préfère souvent s’agiter d’un bout à l’autre de la scène plutôt que d’avoir recours au montage. À d’autres moments, elle se place ostensiblement loin de l’action, comme pour provoquer brusquement une distanciation. Pourquoi pas en théorie ; en pratique, on a surtout l’impression que ces choix servent de caution pour dispenser la réalisatrice de penser ses plans individuellement. L’intention reste toujours claire et sa mise en œuvre trop désinvolte pour être vraiment expressive.
Malgré sa maladresse, le film sait intéresser grâce à un scénario et une distribution dont les qualités se complètent pour faire opérer d’emblée le charme de la fiction. Couvrant un spectre assez large, allant du pur potache à la satire, l’aspect comique du scénario est renforcé par la solidité des personnages qui, analysés froidement, ont pourtant tout de stéréotypes. Elisabeth est une belle femme aux cheveux blonds coupés courts, avocate, sèche, sarcastique et qui laisse à son compagnon les tâches culinaires. Kaja, à l’opposé, est une fille simple, chaleureuse, sincère qui aime écrire des cartes de vœux et veut beaucoup d’enfants. Elle tolère donc autant que possible l’homosexualité refoulée de son mari et ses conséquences sur l’attitude de celui-ci envers elle. Happy Happy ne souffre finalement pas vraiment de cette accumulation de clichés parce qu’il sait leur donner vie : c’est à partir des plus infimes détails que chaque figure se construit. Ainsi, le film parvient à faire émerger la réalité contenue dans tout stéréotype jusqu’à faire résonner cruellement la dualité de la nature de chacun : les quatre personnages dégagent autant une personnalité propre qu’ils rendent palpable le déterminisme dont ils sont le fruit.
Derrière les banales histoires de cœur des deux couples se cache en effet un non moins banale mais plus troublante histoire de destin social. Le film fait bien sentir dès le départ cette sorte d’avance que le couple de citadins a sur le couple campagnard, de par sa capacité à se placer à distance de ce qui lui arrive. Kaja et Eirik, eux, se sont rencontrés au lycée et ne se sont pas quittés depuis. Les remous et révélations que provoque leur attirance commune pour Sigve prennent pour eux des proportions cataclysmiques. Chez l’autre couple, l’amour comme la colère peuvent être relativisés. Ses déboires, il peut les digérer et en faire de nouvelles bases à partir desquelles se régénérer.
Sous couvert de légèreté, Happy Happy communique finalement un propos d’une grande tristesse et d’une grande noirceur sur l’injustice profonde qui règne au sein même de l’intime. La lucidité du film est à vrai dire assez clairement indiquée par les scènes récurrentes de jeux entre les enfants des deux couples, le blond Theodor et le noir – adopté – Noa (on aura compris qui est l’enfant de qui…). Theodor raconte à Noa qu’à une certaine époque, il aurait pu être son esclave, et l’entraîne dans des simulations d’une telle relation. La frivolité apparente de Happy Happy fait qu’il est facile de se laisser piéger et de prendre d’abord ces scènes pour des incongruités. Le véritable sujet du film se dévoile lentement mais sûrement et l’on en vient peu à peu à être assez bouleversé par le visage de Kaja, arborant des sourires qui masquent mal sa vulnérabilité. Avec une certaine perversité, le film nous amène d’abord à adopter à son égard un point de vue aussi hautain que celui d’Elisabeth envers Kaja – celle-ci lui apparaît comme une gentille gourde provinciale, de la même façon que le film se présente d’abord à nous comme une petite comédie un peu bête sur des histoires de couple. Mais si Elisabeth s’en sort bien en restant campée sur son autosatisfaction, le film nous donne, à nous, la possibilité de nous mettre en danger en prenant ses personnages et leur histoire au sérieux.