Pour son premier long métrage au titre de réalisatrice, Hiam Abbass raconte les amours interdites des habitants de sa Galilée natale, paradis terrestre miné par la guerre. Une fresque familiale complexe qui, en dépit d’une indéniable et formidable direction d’acteurs, tire vers le mauvais soap opera.
Dans un village d’Israël à la frontière du Liban, une famille palestinienne cherche à composer avec la mémoire des préjudices et le poids des traditions. L’héritage dont il est question dans le premier long d’Hiam Abbass désigne une plaie béante et invisible, frontière immuable entre traditions et modernité, mais aussi entre communautés, religions et États – sans y faire explicitement référence, le film évoque le conflit israélo-libanais de l’été 2006. Hiam Abbass s’emploie à montrer que cette déchirure n’est pas seulement géographique mais qu’elle est inscrite au cœur des familles et des individus, à commencer par le personnage central de son récit, Hajar (Hafsia Herzi), cadette d’une grande fratrie, à qui son père, en l’envoyant étudier à Haïfa, a accordé une liberté dont elle n’entend pas se défaire en épousant le brave et pourtant conciliant cousin Ali. Indépendante et polyglotte, Hajar compose une figure solaire, contrastant d’une part avec celle effacée de sa sœur aînée (l’excellente Ula Tabari), mariée trop jeune et propulsée à la tête de la famille après la mort de sa mère, et d’autre part avec ses jeunes nièces, obéissant par leur consentement à un rite matrimonial dans lequel elles voient le seul accomplissement possible de leur destin. Dans une société patriarcale où les femmes se font tragiquement le relais des traditions, les velléités d’indépendance d’Hajar passent mal, surtout quand celle-ci se décide à avouer aux siens son amour pour son jeune professeur de dessin (le plutôt fade Tom Payne). En jetant ainsi un pavé dans la mare, Hajar fait éclater au grand jour les contradictions de ses frères et sœurs, mariés contre leur gré ou bien incapables de faire face au regard des autres : Ahmad (Ashraf Barhoum, revenu de ses incursions hollywoodiennes), empêtré dans une relation adultère avec une Israélienne et compromis dans une campagne électorale téléguidée par le pouvoir israélien, Marwan (Ali Suleiman), médecin marié à une Palestinienne chrétienne (Clara Khoury) et condamné à une double infamie par son mariage scandaleux et sa stérilité, et ainsi de suite.
Déroulant les amours inavouables et compromissions des membres de cette grande famille, Héritage se déploie comme une espèce de Raison et sentiments palestinien, chaque personnage ouvrant la voie à un nouveau drame intime. Cette forme perpétuellement ouverte du récit le situe plus du côté du soap que de la forme chorale dont la réalisatrice perd progressivement la maîtrise à mesure qu’elle s’enfonce dans des intrigues toujours plus retorses. Dans ce portrait de famille, Hiam Abbass se réserve le rôle le plus ingrat, celui d’une mégère mariée au frère aîné, uniquement préoccupée par le respect des traditions, et prête à tout sacrifier pour l’accomplissement du mariage de sa fille. En dépit d’une interprétation remarquable, servie par des acteurs rencontrés dans les productions les plus intéressantes de ces dernières années – les films d’Elia Suleiman, Abbass Fahdel, Eran Riklis, Keren Yedaya – Héritage vire à la compilation d’histoires singulières. Peut-être manque-t-il à cette galerie de destins malheureux une unité qu’aurait permis un récit autobiographique dont on perçoit les fondements dans la figure d’alter ego qu’offre le personnage d’Hajar à la réalisatrice.
Indémêlable géographie humaine, le film ramène en arrière-plan la rumeur de la guerre, jamais très loin de se matérialiser. Le balai incessant des avions de chasse compose un paysage sonore plein de menaces invisibles et Héritage s’ouvre et se clôt sur une vue aérienne des collines verdoyantes de la Galilée, mythe biblique livré aux missiles. Ce plan aérien sur un paysage enchanteur aurait pu inaugurer une réflexion sur la permanence d’un conflit largement invisible, il n’en est rien. Le ciel bleu azur menace toujours de déverser ses bombes mais la topographie de la guerre reste impénétrable. Des différents lieux dans lesquels se déroule la vie d’Hajar et de sa famille il est d’ailleurs presque impossible de se faire une carte mentale : Haïfa n’apparaît brièvement qu’à l’occasion d’un attentat dont Hajar et son amant observent le panache de fumée au-dessus de la ville, et du village où vit sa famille, on n’aperçoit jamais qu’une rue étroite et un chantier abandonné. La topographie contrariée dont fait état le film invite-t-elle à penser ensemble les territoires éclatés et les consciences clivées, les lignes politiques et les drames familiaux ? En tissant pourtant de façon si maladroite la menace du conflit et le cours bousculé de vies ordinaires, Hiam Abbass n’a pas le temps d’en déployer toutes les contradictions et son film se trouve contraint à la forme du feuilleton, dépliant inlassablement ses épisodes à l’eau de rose, sur fond de conflit national et intime.