« Les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient » – le souvenir, l’histoire : dans la patrie de Borges, plus qu’ailleurs, ces mots résonnent profondément. Comme dans les livres de l’auteur de Fictions, le souvenir, l’acte du récit sont soumis dans Historias au passage du temps, au travail de sélection des consciences des hommes.
Le village n’a pas de nom, pas de pancarte pour l’indiquer, rien ; on le verrait bien à la fin d’une ligne de chemin de fer oubliée, pour les besoins d’un récit hautement symbolique, mais non : il est situé sur une ligne, pas même à la fin. Une ligne envahie de broussailles, qu’on n’utilise plus – peut-être relie-t-elle tant d’autres endroits tombés hors de la mémoire du monde… Répétitive, rituelle, la vie y est aussi végétative que proprement végétale, comme si les vieux qui peuplent l’endroit, immuables, n’étaient rien de plus que d’autres plantes. C’est donc sans passion excessive, avec une résignation vaguement curieuse, que l’ancêtre Madalena, voit arriver chez elle Rita : « je ne resterai que quelques jours… »
Où sont les enfants ? Au détour d’une conversation, un indice transparaît : les uns sont morts en bas âge, les autres, au gré d’aventures loin du village natal. Restent les vieux, minéraux, qui demeurent et perdurent : la communauté de la stase, aux rites simples et répétitifs. Forcément, dans cette autarcie hors du temps, l’arrivée de la jeune et pugnace Rita symbolise l’intrusion du changement, de l’évolution – malgré tout, malgré, notamment, les réticences d’un prêtre qui sent lui échapper l’emprise qu’il a sur ses paroissiens, tout cela se fait sans heurts. Mais est-ce vraiment le cas ? N’est-ce pas, tout autant, le résultat d’une longue période d’adaptation ? Bien vite, on se rend compte que la temporalité d’Historias n’est pas celle que l’on perçoit de prime abord. Quelques jours ? Les signes du passage du temps sont camouflés : les vêtements ne changent guère, les habitudes persistent, le rythme est répétitif, l’environnement même ne change pas, selon les mots d’un des résidents, « ici, on oublie de mourir… » – depuis combien de temps Rita est-elle là ?
Julia Murat, pour illustrer sa contrée oubliée du temps, fige son cadre, sa composition : ainsi, le principe de symétrie préside à la création des images, qui voient le plus souvent le personnage mis en scène précisément au centre de l’écran. La caméra elle-même semble changée en pierre : une fois le cadre établi, on n’en bouge pas. La même précision clinique semble être à l’œuvre dans la photographie de Lucio Bonelli, qui privilégie les teintes naturelles. À l’opposé, lorsque les clichés de Rita envahissent l’écran – ce qui est le cas de plus en plus souvent à mesure que progresse le film –, c’est le règne d’une image à la construction brisée, d’instants de chaos que la caméra de la réalisatrice n’aperçoit jamais. C’est surtout le règne d’une image par essence polysémique, poétique, quand on ne saurait, de prime abord au moins, voir autre chose qu’un récit premier degré dans le film aux mains de Julia Murat. L’opposition est claire, attendue, voire redondante : la stase de l’oubli et de la vieillesse perturbée par une jeune photographe : on frôle, si l’on peut dire, le cliché. Pourtant, subrepticement, le chaos, le changement s’infiltre même dans le monde ordonné vu par Julia Murat : lorsque la nuit s’empare du monde, dans les rues du village, les ténèbres sont impénétrables, surnaturelles. Le cadre perd alors de sa précision, de sa netteté, et c’est à la seule lueur vague de quelques bougies que vont se lier, véritablement, Rita et Madalena.
Quelle est, vraiment, l’histoire que Julia Murat veut nous conter ? Sûrement pas celle, attendue et convenue, d’une énième jeune globe-trotter en quête d’authenticité qui serait confrontée à de vrais gens, proches de la terre et des valeurs ancestrales. On a raconté cette histoire mille fois, et le propos de la réalisatrice est manifestement autre. Car Rita, qui devrait apporter la fougue de la jeunesse et la modernité auprès des ancêtres du village, va surtout raviver les souvenirs d’un passé enfoui, avec la délicatesse bienveillante de quelqu’un qui se situe, elle aussi, hors du temps. Pas tant la modernité, donc, que le changement, dans une communauté apparemment immuable…
Mettant à profit un décor ancré dans le passé, la réalisatrice va mener son récit vers une narration au spectre plus large, plus universel, que ce que l’on attend de prime abord : un conte mélancolique dont l’apparente indolence répétitive dissimule une stylistique ferme et réfléchie. Évacuant avec une douceur opiniâtre les risques d’ennui induits par ses choix formels, Julia Murat propose une réflexion sur la vie et la mort au lyrisme d’une séduisante discrétion.