How to Save a Dead Friend ? fait partie de ces films rendus possibles par la démocratisation des caméras numériques, qui a permis à tout un chacun de réaliser ses propres home movies et de cumuler un nombre de rushes colossal. Dès ses 16 ans, Marusya Syroechkovskaya a filmé son adolescence dans la « Russie de la déprime » et sa rencontre avec Kimi, dont elle tombe éperdument amoureuse, puis sa vie de couple et l’enfermement progressif de son époux dans une spirale autodestructrice qui le mènera au suicide. En ce sens, le titre paradoxal du film, qui mêle des temporalités antithétiques, saisit l’une des caractéristiques du montage ; ces prises de vue spontanées, qui ne répondaient pas à un projet cinématographique déterminé, sont ordonnées de manière rétrospective à l’aune d’un savoir ultérieur à leur enregistrement. Le film court par-là le risque de tomber dans une démarche sensationnaliste qui donnerait à la trajectoire de Kimi l’allure d’un destin inéluctable en exhibant les signes d’une mort annoncée. La cinéaste réussit toutefois à faire de cette distance temporelle l’une des forces du film, en figurant l’évolution du regard porté sur Kimi par l’entremise de glissements formels.
Ainsi, la première partie embrasse le point de vue adolescent dans une esthétique héritière du cinéma de Gregg Araki des années 1990. Marusya rencontre Kimi lors d’un forum grunge où ils partagent le même désespoir, qui conduit bon nombre de leurs camarades au suicide. Les fêtes, la drogue, la musique post-punk et l’esthétique emo constituent alors un exutoire à leur malheur. À la manière de Jonathan Caouette qui s’inspirait des films d’Andy Warhol ou du cinéma psychédélique pour monter ses archives personnelles dans Tarnation, le montage hétéroclite du début du film vise à épouser la culture visuelle d’une génération. Des photos glanées sur Internet viennent illustrer la dépression adolescente, tandis que le mariage de Marusya et Kimi est illustré par un diaporama kitsch, entre transitions numériques dépassées et une police d’écriture fantaisiste. Cette imagerie numérique des années 2000 s’estompe graduellement et évolue vers une épure figurant en creux la maturation du regard de Marusya. Au fur et à mesure, les titres de post-punk qui rythmaient les séquences se font plus rares ; l’humour, les fêtes et les amis de Marusya disparaissent du film, tandis que les addictions de Kimi prennent une place de plus en plus importante. Les trajectoires de Kimi et Marusya se dissocient progressivement ; elle devient l’observatrice impuissante de la dérive de son mari.
Devant la douleur des autres
Le regard de la réalisatrice sur ces images devient alors de plus en plus ambivalent. Une distance critique lui permet parfois de lier la trajectoire individuelle de Kimi au contexte politique de la Russie des années 2000, en le considérant comme l’une des nombreuses victimes d’une génération sacrifiée par un régime autoritaire. Mais les images semblent surtout participer d’un deuil intime et personnel. À deux reprises, un plan nous montre Marusya face à une tablette tactile ; ses doigts touchent une vidéo de Kimi tandis qu’un logiciel convertit les pixels numériques en musique. Ces plans viennent figurer l’une des dimensions essentielles de la démarche de la cinéaste : il s’agit de conjurer la mort de Kimi en l’envisageant comme une sorte d’être numérique. Si le film finit par trop se reposer sur cette idée théorique au fil de séquences assez rébarbatives, un trouble insistant finit tout de même par infuser ces images. Dans ses célèbres essais consacrés à la photographie rassemblés sous le titre Sur la photographie, Susan Sontag avait identifié l’ambiguïté morale propre à ce médium : il y a une incompatibilité fondamentale entre la participation active à la transformation du monde et le fait de prendre une photo. Plus le film avance, plus Marusya s’enferme derrière sa caméra sans avoir de prise sur le réel qu’elle enregistre ; un mur invisible semble peu à peu se former entre elle et Kimi. Voilà toute l’ambiguïté de ces plans : traversés par une tendresse émouvante, ils documentent aussi la mort au travail.