Huit heures de sursis est le film qui, en 1947, propulsa son acteur principal James Mason et son réalisateur Carol Reed (à qui l’on devrait Le Troisième Homme) sur la scène internationale du cinéma. On attribuera ce succès à la combinaison de l’interprétation à la fois fiévreuse et spectrale du premier, de la technique impeccable et parfois virtuose du second, et du sujet en arrière-plan : les tensions inter-communautaires en Irlande du Nord — sujet peu traité jusqu’alors, a fortiori dans un film britannique et sous un angle aussi manifestement empathique envers les Irlandais. Mason incarne Johnny McQueen, chef d’une « Organisation » qu’on devine séparatiste (il est fait mention d’une hypothétique action parlementaire), mais travaillé par le doute sur le recours de moins en moins évitable à la violence dans son action. Un matin, lui et quelques hommes commettent un hold-up qui commence proprement (c’était une époque où le cinéma ne cédait pas encore à l’hystérie sonore et verbale dans les scènes de ce genre) mais qui finit salement : pris d’un malaise au moment de fuir, il reçoit une méchante balle dans le bras, riposte en tuant un caissier, et se trouve séparé de son groupe. Tandis que celui-ci se déchire sur les responsabilités du dérapage avant d’imploser sous les coups des forces de l’ordre, McQueen traîne de ruelle en bouge sa blessure et ses tourments, hanté par la culpabilité du meurtre et hantant les esprits d’une ville où tous se demandent que faire d’un concitoyen si encombrant.
Le plus frappant dans Huit heures de sursis (titre original : Odd Man Out, « l’homme qui sort de la ronde ») est le glissement progressif du drame individuel du fugitif au tableau collectif (de l’organisation en déliquescence, des citadins). Vient un moment où McQueen, physiquement et moralement affaibli, n’est plus qu’un corps ambulant, qui se traîne ou qu’on ballotte impuissant d’un endroit à l’autre, à la merci du désir des autres de se l’approprier, telle une légende noire à conjurer (certains en le livrant à la police pour l’argent ou pour la tranquillité, d’autres en exerçant narcissiquement sur lui leurs compétences). Il est même absent à sa propre fin, inéluctable, qui n’est ni de son fait ni de celui de ses ennemis, mais prise en charge par la femme qui l’aime. À cette aune, le tableau collectif frappe également pour une autre raison : son inconsistance. Le film semble même mépriser la notion de collectif, ne dépeignant les groupes que comme des réunions d’intérêts égoïstes et mesquins, que ce soit l’organisation dont l’unité vole en éclats ou les habitants qui, face au problème McQueen, n’agissent que pour échapper à la vigilance de la loi. Ce ne serait pas si gênant, pourrait à la rigueur passer pour une vision pessimiste de la société, si cette description des diverses réappropriations de la figure du fugitif ne débouchait pas sur certaines scènes bien embarrassantes — des rencontres prétendant atteindre des considérations métaphysiques (le prêtre, les trois marginaux dont un marchand d’oiseaux et un peintre), mais où les apparitions d’archétypes sociaux et le discours qu’ils débitent paraissent plus pittoresques qu’autre chose. Ces groupes sont dans l’ensemble mis en scène d’un regard de haut, telles des entités négligeables où les gens seraient si repliés sur eux-mêmes que toute unité serait impossible, et qu’on ne pourrait rendre intéressantes qu’en les peuplant de simulacres de personnalités.
Quel est le problème ?
Le problème que pose une telle vision a quelque chose de politique : vu le contexte dont le film fait son arrière-plan, difficile de la trouver politiquement innocente. Huit heures de sursis s’ouvre sur le défilement d’un carton dont le texte donne le ton, à la fois dans son édulcoration de la situation réelle et dans sa compassion affectée pour les victimes : on y réduit les tensions socio-politiques à une lutte entre la loi et le crime, et on fait mine de s’intéresser avant tout à ceux pris dans cette lutte « sans le vouloir ». De fait, dès que le meurtre est commis, toute l’affaire est ramenée au pur droit commun, et même le personnage de McQueen n’est plus défini, aux yeux de la société mais aussi aux siens, que par le sang qu’il a sur les mains (comme si la violence était une découverte dans la lutte des Irlandais pour l’indépendance…). La culpabilité est brandie comme une marque manichéenne admise par tous et qui scelle le destin du personnage. Quant à la compassion préférentielle annoncée envers les populations prises dans ces feux, en revanche, le pessimisme hautain avec lequel celles-ci sont dépeintes rend difficile d’y croire. Ainsi le film se drape-t-il d’une certaine hypocrisie qu’on ne peut s’empêcher de qualifier de bien anglaise : le problème nord-irlandais n’est énoncé que pour se voir aussitôt jeter un voile pudique, l’organisation même étant montrée comme détachée du reste de la population qui n’aspirerait qu’à la tranquillité… Huit heures de sursis aurait pu n’être qu’un film noir avec arrière-plan d’actualité, ou une métaphore franche de l’état des lieux. Mais faute d’assumer sa position et de faire un choix, il exprime surtout un évitement, voire un déni, d’où un repli vers des considérations des plus creuses.
Les éclats esthétiques de la mise en scène (éclairages expressionnistes, une certaine modernité des effets dans les premières scènes du point de vue subjectif du héros en proie au trouble) ne peuvent pas grand-chose pour empêcher le film de paraître long et vain, entre un héros qui perd peu à peu de sa substance (sauf pour prendre, à la fin, une posture christique à laquelle on ne croit guère) et des considérations sociales qui se traînent dans leur inconsistance sans doute volontaire de peur de s’impliquer, la dimension purement dramatique elle-même se trouvant à court de souffle. Carol Reed voudrait filmer un chemin de croix, mais sa vision détachée échoue à donner corps à des idées qui restent à l’état de poses désincarnées. À l’inverse, c’est en suivant le traître Judas qu’un cinéaste antérieur a montré plus de prise sur le conflit anglo-irlandais. C’était Le Mouchard de John Ford, bien plus sincèrement attaché aux opprimés — innocents et/ou coupables — que la tenue académique de Huit heures de sursis.