Figure de proue de l’art contestataire en Chine, n’hésitant pas à donner de sa personne sur un mode provocateur (comme ses doigts d’honneur sur son exposition photographique « Fuck Off », ou sa pose nue avec quatre femmes sur « Le Tigre et les huit seins »), Ai Weiwei a quelque peu développé sa stature internationale ces dernières années, afin de se soulager de l’étau de plus en plus serré de la dictature chinoise. Devenu ambassadeur de Reporters Sans Frontières, il a commencé à s’intéresser aux déplacements de populations à l’échelle de la planète. Human Flow est un fruit de ce travail ; une nouvelle fois — quoique sans provocation, Ai Weiwei s’y investit physiquement. Pour cette dernière œuvre, c’est peu dire que sa façon de manifester l’inclusion de l’artiste dans la marche du monde ne convainc pas.
Human Flow compile des visites des points focaux des flux migratoires à la surface du globe, appliquant à chaque « chapitre » géographique la même syntaxe de mise en scène du réel. Quand le terrain le permet, un travelling aérien par drone surplombe la masse des migrants pour souligner et dramatiser leur nombre. Au sol, la caméra circule au milieu des gens, et souvent Ai Weiwei lui-même s’invite à l’image, se filmant à la rencontre des migrants, faisant mine de sortir de sa posture d’observateur pour s’engager face à ce dont il témoigne : ici il en aide un à débarquer d’un canot de sauvetage, là il échange son passeport avec un autre, là il laisse un autre lui tondre les cheveux, là il console une femme en pleurs qu’il filmait de dos tandis qu’elle contait son calvaire… Enfin, chacun de ces édifiants épisodes est ponctué par deux textes : un bandeau déroulant comme dans les infos en continu égrène des informations essentiellement statistiques sur le déplacement de populations concerné, légendant ainsi sa part factuelle ; et puis une citation d’un lettré (poète, philosophe, etc.) achève de prétendre donner une dimension à cette situation.
De l’art et de la caution
Si la démarche si méthodique d’Ai Weiwei pourra légitimement — et à raison — paraître d’une indécence folle, c’est parce qu’elle prétend, du haut de sa méthode, concilier des horizons difficilement conciliables et, surtout, à la pertinence discutable. D’un côté, le film ne peut cacher sa nature profonde de reportage dont il porte des stigmates, voué à communiquer sur le même mode qu’une émission télévisée sur le sujet avec interventions du HCR, grattant à peine la surface de son sujet consciencieusement emballé par l’image, jouant sur l’apitoiement immédiat devant le spectacle des foules déracinées, et donc ne convainquant que par défaut. De l’autre côté, l’artiste marque sa présence et sa prétention à élever le débat au-delà du constat global des faits, en soignant l’emballage (les citations) mais surtout en montrant que lui-même ne fait pas que figurer leur épreuve, qu’il s’implique, leur tend la main, les aide à se révéler plus que des silhouettes anonymes, réfléchit même sur les origines de ces exils (le temps d’un « chapitre », il se rend sur le front de la guerre contre Daech au Moyen-Orient). À la communication humanitaire balisée, il ajoute une démonstration qui rend le tout sévèrement problématique. Car Ai Weiwei impose sa présence comme si ses gestes et ses paroles devaient être prises pour argent comptant, comme la marque de l’artiste intervenant pour soulager la détresse de ses frères humains ; à aucun moment il ne prend compte le fait qu’en se mettant ainsi en scène, il brouille la sincérité de ses interventions, et par là même celle de son message. Son film prend dans ces moments des allures de « documenteur » et il fait mine de l’ignorer, continuant de se prétendre artiste aux prises avec la réalité alors qu’il est surtout, face à sa propre caméra, un personnage, comme le « Tigre » au milieu des « huit seins ». Si seulement sa méthode avait assumé cet aspect, Human Flow aurait pu en être autrement plus intéressant — et moins douteux.
Une pensée nous vient pour Christophe de Ponfilly, ce journaliste qui, pris d’amour pour un Afghanistan déchiré par les guerres dans les années 1980 – 90, y fit plusieurs voyages et en ramena entre autres témoignages des documentaires comme le fameux Massoud, l’Afghan — des films certes basés sur le moule du reportage télévisé mais dont les images, pénétrées de la subjectivité du réalisateur dans leur rapport au peuple et au pays filmés, appelaient l’attention et ouvraient à l’émotion. Une part de cet accomplissement tenait au fait que Ponfilly avait la modestie de ne pas prétendre faire œuvre d’art. Le problème d’Ai Weiwei est qu’assuré de ses moyens logistiques et matériels et du bien-fondé documenté, indéniable du point de vue humanitaire, de la cause qu’il endosse, il ne compte pas seulement alerter sur la détresse des migrants, mais œuvrer en artiste lanceur d’alerte — l’exigence de se dresser en artiste faisant basculer la démarche dans la pose. Et il escompte que le caractère consensuel du constat de cette détresse et l’exhibition des gestes d’un artiste envers ses semblables s’additionnent en une œuvre pertinente quant au rôle de l’art comme conscience du monde. Le résultat, dans l’évidence de ses artifices, n’en offre qu’un démenti plus amer.