Par un style affirmé d’emblée (la première scène est un plan fixe à l’intérieur d’un bus de touristes lancé sur un chemin chaotique, monté très sèchement et renforcé par l’emphase de la musique de Vivaldi) et l’acuité du regard satirique qui structure le film, I Am Not a Witch détonne. Le premier long-métrage de la jeune réalisatrice britannico-zambienne, Rungano Nyoni, se différencie immédiatement du traditionnel naturalisme rugueux et trop attendu (centré autour d’un sujet sociétal et filmé en caméra portée) qui régit, tel un nouvel académisme, une part importante des œuvres venues de pays en marge des grandes cinématographies mondiales. Si la matière principale est ici parfaitement documentaire (l’existence de camps pour femmes accusées de sorcellerie en Afrique subsaharienne), elle est réagencée dans des formes fictionnelles et poétiques variées, qui appartiennent aussi bien aux registres du conte qu’à ceux du burlesque ou de la tragédie.
Tragi-comique
Cette diversité des registres est prise en charge par les personnages eux-mêmes. Shula, petite fille de 9 ans soupçonnée d’user de pouvoirs magiques, est condamnée à vivre dans une de ces prisons à ciel ouvert ou à être transformée en chèvre. À travers ses grands yeux noirs, la jeune interprète Margaret Mulubwa impressionne dans ce rôle quasi mutique mais qui, tour à tour, trahit un sourire espiègle ou un regard profondément mélancolique. Si elle est ainsi le vecteur du caractère insaisissable du film, elle supporte toute la cruauté de ce qu’il raconte en creux. Trimballée de procès sommaires (pour ses capacités divinatoires) en plateaux de télévision, elle est réduite à être une bête de foire. C’est sur son visage que se reflète la violence de ces traditions. Après qu’elle ait nommé un homme soupçonné d’avoir volé de l’argent, celui-ci est battu dans un bus par les autres habitants du village : au lieu de filmer le passage à tabac, Nyoni n’en conserve que les sons qu’elle monte sur un gros plan du visage de Shula, abasourdie par la haine qu’elle a déclenchée. Face à la petite fille, c’est l’officier du gouvernement (incarné par Henry B.J. Piri, tout aussi convaincant) qui amène le contrepoint comique : son corps démesuré permet à la réalisatrice de lui offrir un rôle de bouffon excentrique ridicule, tout en mauvaise fois savoureuse mais parfaitement inquiétant. Son énorme masse physique apparait d’abord choyée (on le découvre allongé dans sa trop petite baignoire, lavé par sa femme), elle subit ensuite toutes sortes de contraintes : ramper devant la reine tribale locale, courir après Shula, transpirer, éructer, louvoyer… Cette caricature très terre-à-terre, un peu frivole, ouvre la voie à une mise en scène comique plus sophistiquée qui transparaît dans la première heure d’I Am Not a Witch. Très minimaliste, elle est construite en deux temps : soit sur des plans fixes calmes où un élément perturbateur, sonore ou visuel, parfois s’introduit, parfois surgit pour entraîner l’effet – en cela, elle est comparable à celle élaborée par Ruben Östlund – soit sur un comique de situation étiré dans le temps. Ce travail sur l’absurde donne lieu à une série de séquences caustiques très réussies : le témoignage ubuesque d’un villageois qui affirme avoir eu la preuve de sorcellerie de Shula dans un rêve, un téléphone dont on ne parvient pas à arrêter la sonnerie en plein tribunal…
Cette sophistication atteint sa limite dans la dernière partie du film : le montage très brutal, qui tend à effacer les connexions logiques et temporelles entre les scènes, vire à l’abstraction et fige I Am Not a Witch dans une posture un peu auteuriste qui se regarde réaliser. Les belles idées poétiques parsemées tout le long (les longs rubans blancs avec lesquels les femmes sont attachées pour ne pas qu’elles s’envolent) deviennent un peu systématiques et enjolivent un objet jusqu’à lui faire perdre sa rugosité. Cependant, si Rungano Nyoni cède à cette tentation d’empiler des « beaux plans » désaffectés et empesés, elle n’abandonne jamais son premier long-métrage à un regard inquisiteur et moraliste. L’archaïsme des croyances ne sert pas de rampe de lancement à un discours surplombant. Au contraire, la réalisatrice prend soin à laisser ses personnages prendre eux-mêmes la mesure du système et à s’en détacher. En cela, Shula joue un rôle pivot : d’abord témoin puis complice plus ou moins contre son gré en participant aux parodies judiciaires, elle devient l’antidote grâce à son insolence enfantine qui lui interdit la patience des autres femmes, plus âgées. Grâce à cette belle petite insoumise et un premier film iconoclaste, le sillon novateur creusé par Nyoni ne peut être que très prometteur.