Ibrahim (Abdel Bendaher), le héros du premier film de Samir Guesmi, est un adolescent rêveur. La scène d’ouverture le montre face à un match de foot, la main levée devant son écran de télévision pour en réduire le cadre et faire disparaître les quatre dernières lettres du nom d’Ibrahimović. Le film ne cesse ensuite de réitérer cette présence discrète d’un cadre dans le cadre, que ce soit une porte entrebâillée derrière laquelle Ibrahim épie les gestes de son père ou le réverbère derrière lequel il se cache pour le regarder travailler. « Qu’est-ce que tu sais faire ? », lui demande Ahmed (Samir Guesmi) en découvrant son fils assis sur le banc des remplaçants, pendant que ses coéquipiers s’activent sur le terrain. Le film tout entier, semble-t-il, n’est rien d’autre qu’une réponse à cette question, patiemment formulée par une mise en scène qui s’emploie à épouser avec délicatesse le point de vue du jeune homme : Ibrahim, à défaut d’autre chose, sait regarder. Le XIIIe arrondissement parisien où il évolue apparaît ainsi comme un amphithéâtre dans lequel le jeune homme ne cesse de changer de position : le plus souvent dominé par les autres, qui l’observent depuis une fenêtre, un plongeoir ou des gradins, il s’extirpe régulièrement de son propre récit pour adopter à son tour une position de surplomb qui semble mieux lui convenir, que ce soit la fenêtre de sa chambre ou la colonne de la Bastille que lui fait gravir le personnage de Louisa à la fin du film.
Le mélange de mutisme et de curiosité qui caractérise Ibrahim détermine une dramaturgie d’une tranquillité étonnante, dépourvue de grandes embardées scénaristiques. Le seul véritable événement qui structure le scénario est ainsi la tentative de vol dont Ibrahim se rend complice, contraignant son père à débourser tout l’argent qu’il destinait à l’achat d’une coûteuse prothèse dentaire. La quête obsessionnelle qui en découle (Ibrahim veut à tout prix rembourser Ahmed, quitte à flirter à nouveau avec l’illégalité) sert avant tout de prétexte à l’exploration d’un milieu : davantage que les risques pris par Ibrahim et son meilleur ami Achille, la mise en scène de Samir Guesmi souligne la morosité presque poétique de leurs déambulations dans ce XIIIe arrondissement hivernal, avec ses arrêts de bus, ses cités en brique rouge et ses terrains de foot.
On craint pourtant un moment que le film ne glisse, en même temps que son personnage, dans une certaine facilité : quand le besoin d’argent et l’influence d’Achille font planer sur Ibrahim l’ombre de la prostitution, la finesse du trait de Samir Guesmi menace de céder le pas au raccourci sociologique et au rebondissement sordide. Lorsqu’Achille reproche à son ami sa naïveté et lui fait la leçon, ses répliques péremptoires (« tout le monde s’en fout de nous »), sa posture (il domine Ibrahim de quelques marches) et son visage (éclairé en contre-plongée comme celui d’un oracle) font redouter un virage démonstratif qui viendrait mettre à mal la tonalité joliment contemplative du reste du film.
La beauté du geste
Heureusement, Ibrahim a l’intelligence de ne jamais s’éloigner bien longtemps de ce qui constitue son principal intérêt et le centre de gravité de son récit, à savoir la relation entre Ahmed et son fils. Les plus belles scènes du film sont celles qui se déroulent dans une cuisine exigüe, où les corps des deux hommes se croisent sans se frôler, dans un ballet silencieux qui suffit à exprimer toute la complexité de leurs relations. Assis à la table de la cuisine, Ahmed est raide comme un piquet, le visage fermé. À côté de lui, Ibrahim, recroquevillé sur lui-même, garde les yeux baissés. À cette hiérarchie des corps répond la chorégraphie des mains sur la table : dans un agencement alternatif des rapports père-fils, une feuille passe des mains d’Ahmed à celles d’Ibrahim, qui doit déchiffrer pour son père le contenu de la lettre. Si tous les gestes du film, y compris les plus répréhensibles (les mains voleuses d’Achille, les mains baladeuses de celui à qui il vend son corps) semblent toujours atténués par une forme de bienveillance de la mise en scène, c’est qu’ils sont en quelque sorte rachetés d’avance par la beauté de ce geste fondateur, celui d’un fils prêtant ses yeux à un père analphabète.
Plus loin dans le film, deux scènes semblent se faire écho, caractérisées par une même brièveté et une même douceur. La première est entourée d’une sorte de halo lumineux, sans qu’on sache véritablement s’il s’agit d’un rêve ou d’un souvenir : Ibrahim est debout derrière l’étale d’écailler de son père, les yeux rivés sur l’huître qu’il vient d’ouvrir. « Ibrahim, regarde », murmure Ahmed en désignant à son fils la perle qui trône au cœur du mollusque. La deuxième scène se déroule dans l’appartement de Louisa, la camarade de classe chez qui Ibrahim vient de passer la nuit. Lorsqu’il ouvre les yeux, le visage de la jeune fille est penché au-dessus du sien : « T’es beau sans ta chapka », lui glisse alors Louisa en guise de bonjour. Au-delà du symbole un peu facile de la coquille s’ouvrant pour révéler un matériau précieux, c’est la thématique du regard, commune à ces deux scènes, qui résume le mieux le film et la trajectoire de son jeune héros. Qu’il soit transmis comme un savoir, porté comme un coup ou dérobé à la volée, le regard, dans Ibrahim, est toujours filmé comme une action à part entière, un geste plus beau, plus révélateur et plus digne d’attention que tous les autres.