Cinquante ans après la répression sanglante de la manifestation pacifique de milliers d’Algériens à Paris, le 17 octobre 1961, Yasmina Adi compile, dans Ici on noie les Algériens, archives visuelles et sonores inédites et témoignages. Une reconstitution minutieuse doublée d’une mise en lumière de la manipulation venue du plus haut sommet de l’État.
Paris, de nuit, long travelling en voiture le long du fleuve. À l’arrière du véhicule, une vieille femme algérienne. Elle parle au fleuve, ou plutôt à son mari, jeté là il y a cinquante ans parce qu’il manifestait contre le couvre-feu imposé aux Algériens de France, et pour l’indépendance de son pays. Derrière la caméra, Yasmina Adi. Ici on noie les Algériens est son deuxième film, après L’Autre 8 Mai 1945 – Aux origines de la guerre d’Algérie, durant les projections duquel la cinéaste expérimente le flou baignant l’histoire commune de la France et de l’Algérie. Les spectateurs évoquent alors notamment ce 17 octobre 1961, le confondent parfois avec les événements de Charonne de février 1962, s’emportent, s’interrogent sur le nombre de victimes, le flou entourant les faits. Il est significatif que ce soit ce trou béant de l’histoire, ce travail fait par les historiens, quand ils le peuvent, mais jamais reconnu officiellement par la France (il y a quelques jours, Claude Guéant parlait encore de la nécessité pour la France de « faire face à son passé », mais France qui ne « doit certainement pas présenter des excuses ») qui ait décidé la cinéaste, liée aux deux pays, à se lancer dans un colossal travail de recherche pour réaliser ce riche documentaire.
Mêlant efficacement archives sonores et visuelles et témoignages d’hommes et de femmes liés à la manifestation d’octobre, la cinéaste s’attache à imprimer un rythme et un ton générateurs de suspense à une reconstitution minutieuse des événements : minutieuse, car, outre le caractère inédit des images – films et photos – et documents sonores convoqués, Yasmina Adi resitue le déclenchement, la manifestation en tant que telle, et ses suites, non seulement dans un contexte historique mais aussi en livrant la teneur de l’opinion publique de l’époque. Le montage, très vif, fait appel à d’étonnantes images des salles de commandement de la préfecture de police (alors dirigée par Papon), qu’on dirait sorties d’un décor à la Kubrick, entrecoupées par de réguliers « ici les RG, appel à tous les services, on demande des renforts ». La musique et les extraordinaires archives sonores, (les appels des RG mais aussi la « voix de son maître » radiophonique à travers Europe 1, Paris Inter et RTL), comme les coupures de presse (les médias avaient alors largement parlé de la manifestation et de ses conséquences, contrairement à ce qu’on pourrait croire) confèrent au film une jouissive parenté avec le polar.
Nulle volonté ici d’appliquer au film un plaisir gratuit de spectateur, voire une tendance à la manipulation, mais, au contraire, un désir quasi pédagogique de rendre ce spectateur acteur d’un schéma mental de ré-apprentissage d’un événement non dit, ou trop mal dit. Schéma qui se construit par la découverte des images inédites de la répression et la parole des témoins de l’époque, les confrontant avec la version officielle véhiculée par les médias (« Attention aux termes employés devant les journalistes ! » prévient la direction de la police, « Ils ont pris le métro comme on prend le maquis » titre un quotidien). Reconstituant le récit par ces archives montées presque, donc, comme un film policier, non dénué d’humour, à rebours, sur les qualificatifs alors apposés aux Algériens, Yasmina Adi lui adjoint sa propre lecture de l’événement, amplifiée par l’interrogation de témoins de l’époque, manifestants, hommes et femmes, ou médecins, dont la parole vient ici à s’exprimer pour la première fois de façon si frontale. En dernier ressort, ces choix délibérés, bien plus forts qu’une voix off classique et qu’une musique larmoyante, permettent ainsi, encore une fois, de faire du spectateur un acteur, un actif du film. Et, non des moindres qualités, de sortir Ici on noie les Algériens du « film qui a au moins le mérite de susciter le débat ». Il le suscitera, certes, en plus d’être un excellent travail cinématographique.