Hollman Morris est un des journalistes colombiens les plus récompensés. Il est aussi l’un des plus engagés en activité. Il réalise actuellement Contravía, une émission de télévision qui dénonce les conflits du pays sans taire les intérêts dérangeants. Juan José Lozano, documentariste helvetico-colombien, avait réalisé sur lui un beau portrait en 2009. Aujourd’hui les deux hommes s’associent pour raconter une étape encore mouvante d’un des conflits politiques les plus longs du XXe siècle : la loi dite « Justice et Paix ».
Sur les images grésillantes d’une archive des années 1990 – 2000, les habitants d’un petit village sont rassemblés dans un stade par des hommes en armes et treillis. Sur une tribune, un sous-chef présente son groupe, un détachement des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), un des principaux groupes paramilitaires du pays. À l’origine formées par les propriétaires terriens pour résister aux rançons et réquisitions des guérillas marxistes, les milices paramilitaires ont rapidement pris une force dévorante. Se nourrissant des mêmes fruits (trafic de drogue et extorsion), les paramilitaires d’extrême-droite et les guérilleros d’extrême-gauche dessinent une toile de fond politique qui peine à signifier encore quelque chose. L’homme cagoulé explique que des hommes du village font partie de la guérilla et qu’ils seront débusqués. « Si sur cent hommes cinq sont mauvais, il vaut mieux ne garder que les quatre-vingt-quinze bons », fin du discours. La caméra filme les visages des paysans ; femmes, vieux et enfants. Certains applaudissent, d’autres restent bras contre le corps. Ici, là, quasiment partout en Colombie, à vrai dire, il y a eu des assassinats politiques. D’une infinité de villages isolés sont parvenus les échos suffocants des meurtres, des massacres, des disparitions. Et les sales images de la folie humaine : décapitations, démembrements, dépeçage… Les actes de torture ne se sont plus comptés entre 1990 et la fin des années 2000. Voir les visages de cette population résignée devant les menaces, les voir pleurer et s’estimer heureux quand un corps est récupéré, voir la vie continuer, les croyances et la religion se mêler (sur ce sujet voir Los Abrazos del Río de Nicolás Rincón Gille), c’est forcément se poser une fois encore l’éternelle question de la difficulté des hommes à vivre ensemble sans s’entretuer, et de leur capacité, contre leur humanité, à aller de l’avant quoi qu’ils puissent subir.
En 2005, une loi historique est votée en Colombie, surnommée « Justice et Paix », qui vise à désarmer les paramilitaires et guérilleros à des conditions si avantageuses qu’elle est rapidement taxée de quasi-amnistie. Plus de trente mille hommes rendent les armes, dont une infime partie sera jugée. Se met alors en place un processus de justice qui confronte les témoignages des victimes à ceux des chefs paramilitaires afin de faire condamner les crimes les plus lourds et tenter de remonter aux commanditaires des exactions. Très didactique, Impunité raconte après un rapide éclaircissement historique ce processus unique par son ampleur. Ampleur du scandale vu le nombre de victimes et de coupables, ampleur des sphères touchées par ce qu’on appelle la « parapolitique », ampleur enfin des coupables dont les crimes ne sont pas reconnus, par déni, et plus encore par crainte d’un système éclaboussé qui fait taire les chefs prêts à parler. Moins intéressant formellement que Témoin indésirable où la question de l’engagement du journaliste était posée à travers le portrait de Hollman Morris, Impunité se veut ouvertement un acte de cinéma politique capable d’agir sur la situation colombienne. Aussi, ne faudra-t-il pas attendre de réelles surprises des images, le film est tout voué à son discours. Cette limite intégrée, il est un parcours juste et sensible dans le douloureux et mal connu imbroglio colombien.
On retrouve donc la population victime dans de grandes salles, assistée de fonctionnaires de justice qui archivent leurs plaintes et les confrontent aux accusées. Confrontation étrange puisque les parties sont isolées dans deux salles différentes, se voient par écrans interposés et se parlent par talkie-walkie. Les victimes, traumatisées ou résignées, muettes ou exaltées, donnent les noms de leurs disparus, les accusés biaisent ou se taisent car bien peu osent parler. Sur cet émouvant champ/contrechamp qui surligne les positions sociales très nettes, tant chez les fonctionnaires qui les accompagnent que chez les parties elles-mêmes, s’accumulent peu à peu d’autres noms : ceux des sous-chefs, chefs paramilitaires et dirigeants, pour remonter dans la chaîne des responsabilités et révéler de nombreuses alliances. Avec des militaires, des industriels, mais aussi et surtout une grande part de la classe politique : députés, sénateurs, congressistes, la ministre des affaires étrangères… jusqu’à se rapprocher fortement d’un président dont les liens avec les paramilitaires sont soupçonnés depuis plusieurs années. Mais alors que quelques rares chefs influents promettent de donner des noms (sans que l’on sache bien leurs motivations, c’est dommage), les demandes d’extradition américaines des plus hauts gradés des AUC pour trafic de drogue sont subitement acceptées par le gouvernement colombien, enterrant une parole qui fait peur. Dès lors le titre, cri de circonstance des réalisateurs, semble malheureusement s’imposer face au très lourd processus d’excavation des mémoires et des corps. L’avenir tranchera, mais si la corruption et l’impunité, quand bien même ils feraient cesser une guerre, peuvent retarder la remontée des crimes à la surface, ils n’aideront jamais, par la frustration immense qu’ils impliquent, à établir une paix durable.