Qui connaît encore aujourd’hui le photographe et aventurier Edward Sheriff Curtis ? Ses clichés des tribus indiennes d’Amérique du Nord, regroupés dans une colossale encyclopédie en vingt volumes, The North American Indian, lui valurent une postérité tardive, tandis que s’élevaient au début des années 1970 les voix protestataires de l’«American Indian Movement ». Alors que celles-ci se joignaient au mouvement des droits civiques, deux anthropologues américains, Bill Holms et George Quimby, retrouvaient parmi les archives du Field Museum de Chicago une copie très abîmée du seul long métrage de Curtis, In the Land of the Head Hunters, ethnofiction prémonitoire des Nanook et autres Chang, sortie en 1914 dans l’indifférence générale tandis qu’éclatait la Première Guerre mondiale. Restauré et assorti d’une bande son enregistrée par les descendants des indiens Kwakiutl, le film fut renommé In the Land of the War Canoes, manière – diplomate – de lui redonner une certaine légitimité ethnographique en gommant ses aspects les plus rocambolesques. Il nous est enfin donné de découvrir la version originale, celle de Curtis, grâce à un formidable travail de restauration entrepris par une poignée d’universitaires américains et canadiens, dont le moindre paradoxe n’est pas de quitter les territoires du film ethnographique et documentaire.
Plasticité
La ressortie d’un tel objet, présenté par son distributeur comme un film d’aventure plutôt que comme un documentaire ethnographique, marque donc une rupture très nette avec l’ambition de la restauration de Quimby et Holms. Ou plutôt, elle insiste sur son ambiguïté et sa plasticité, qui lui permirent d’être tour à tour envisagé comme une fiction façon Griffith par son auteur, comme le lieu d’une survivance culturelle par ses acteurs – alors confinée au seul espace folklorique des réserves indiennes –, comme un documentaire et une ethnographie visuelle par les anthropologues qui le découvrirent plus tard, et comme une archive mémorielle, sinon un film de « famille », par les indiens Kwakiutl qui œuvrèrent à sa restauration. Cette plasticité est même constitutive du film originel, tant celui-ci fait preuve d’une co-écriture interculturelle plutôt que de l’adaptation exotique d’une intrigue hollywoodienne. La trame d’In the Land… évoque plus ou moins une variante primitive de Roméo et Juliette – Motana, le jeune héros de Curtis, s’éprend de la fille du chef d’un autre clan, promise à un vénéneux sorcier qu’il devra vaincre, déclenchant du même coup une inévitable guerre des tribus. Son syncrétisme ne tient pourtant pas seulement à l’exotisme de cette mise en scène indigène, puisqu’à cette romance sanglante se trouvent conjugués des acteurs non-professionnels qui jouent non pas leur propre rôle – il y a bien longtemps que les cultures et cérémonies indiennes sont réduites à néant par les lois anti-Potlatch – mais ceux de leurs aïeux, des danses traditionnelles et des rituels bannis, et des décors et costumes qui n’appartiennent plus au quotidien des Kwakiutl.
Hypermnésie
On mesure ainsi l’abîme culturel qui traverse le film : littéralement destiné à satisfaire l’appétit d’un public populaire américain habitué aux « Wild West Shows » de Buffalo Bill – Curtis table sur un succès commercial qui renflouera son ambitieux projet d’encyclopédie photographique – chacune des images de cette fresque hallucinée dans les paysages dramatiques de l’île de Vancouver fait contre-poids aux « Indian Westerns » où la figure de l’Indien n’existe jamais qu’en regard de celle du pionnier (pas un seul Blanc dans In the Land…, premier « native film »). Survivance d’une culture colonisée, l’écriture et le tournage du film fondent un processus d’hypermnésie, destiné à convoquer une mémoire qui n’appartient pas directement aux protagonistes de ce récit en forme de docu-fiction. Ce processus ne s’opère pas sans la complicité de Curtis, initiateur d’une « ethnologie d’urgence » et inlassable photographe de cultures indiennes réduites à un folklore d’expositions coloniales. Il s’adjoint ici les services d’un informateur, George Hunt, qui avait auparavant travaillé pour Franz Boas, le père de l’anthropologie américaine moderne. En sorte que si In the Land… s’écarte sans nul doute du réalisme documentaire par sa forme épique d’une part – on y croise beaucoup de têtes réduites, tributs guerriers délaissés par les Kwakiutl depuis belle lurette, et même une baleine blanche échouée, animal qu’ils n’ont jamais chassé et que Curtis avait loué pour l’occasion – et par sa forme lyrique d’autre part – toute une gamme de filtres irisés colore les émotions des personnages –, c’est pour s’engager sur la voie d’un surréalisme ethnographique qui lie avantageusement le spectacle et l’archive mémorielle. À cet habile mélange des genres, on peut seulement regretter que l’interprétation musicale de Rodolphe Burger ne rende pas hommage, orientant la vision du film vers une relecture contemporaine qui ferait l’économie de cette histoire chaotique et de cette écriture collective. Restent les images, survivantes à plus d’un titre, de Curtis.