Peut-on, en 2011, mesurer le progrès d’une société à l’aune de son PIB ? Le bonheur est-il comptable ? Comment inventer de nouvelles mesures de l’état du monde ? Inspiré par les travaux de la commission Stiglitz sur la remise en cause de « l’instrument PIB », Indices s’insinue dans les méandres des alternatives au PIB avec ingéniosité et acuité.
« Quand vous croisez un ami, vous lui dites “comment ça va ?”, et pas “qu’as-tu produit ce mois-ci ?” » Heureusement, cette seconde possibilité est – encore – de la science fiction. C’est en tout cas un questionnement fondamental pour comprendre pourquoi Stiglitz et compagnie entendent remettre en cause le PIB. « Produit Intérieur Brut », formule bien sèche pour mesurer comment va l’humanité. Fort bien construit, Indices s’attaque à cette question de façon très convaincante. Vous avez dit altermondialiste ? Oui, nous sommes bien dans cette veine. Vincent Glenn est l’auteur en 2003 d’un film sur les forums économiques de Davos et de Porto Alegre, et d’un autre en 2004 sur l’OMC, Pas assez de volume, notes sur l’OMC.
Avançant par énigmes, énoncées sur cartons, Indices se construit sur un dispositif malin, pédagogique, voire par moment assez ludique. Une invitation à pénétrer un sujet a priori pas vraiment sexy, mais présentée de telle sorte qu’on y avance comme dans un puzzle à reconstituer, ou une devinette qui livrerait plusieurs pistes ouvertes, qui poussent à réfléchir, autour de la question clé du film : peut-on quantifier le bonheur ? Ce concept philosophique peut-il entrer dans la mesure du progrès ? C’est l’idée du Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, qui s’est attaqué à l’identification des limites du PIB, via la commission qu’il préside, à l’initiative de la France. Nom officiel : Commission sur la Mesure de la Performance Economique et du Progrès. Pour la performance économique, on sait faire, même trop bien (ou trop mal, selon le point de vue duquel on se place…) On sait faire… mais jusqu’à l’absurde, à la négligence de « l’outil » qui fabrique cette performance : l’humain. Quant à la mesure du progrès… Outre le médiatisé Stiglitz, une multitude d’experts, pas forcément placés là où on les attendrait (ce magistrat de la Cour des comptes, par exemple, ou ce dirigeant du PNUD), se penchent sur la question depuis plusieurs années. Les entretiens qu’ils accordent à Glenn, particulièrement bien pensés dans le déroulé du film, sont non seulement pédagogiques mais très pertinents. Comment, à côté d’immenses progrès de la science, de la médecine… est-on resté sur cette idée smithienne (XVIIIe siècle) que le volume de la production entraîne l’opulence, donc la démocratie ? Comment prendre en compte la dégradation sociale et écologique dans le calcul de la richesse ? Le PIB augmente, mais le bien-être des citoyens ?
Dieu, Marx, Camus et Mai 68
Côté ludique, voire comique, Vincent Glenn a l’art de la bonne tournure, qu’elle soit de lui ou d’un autre, comme ce « Dieu est mort, Marx et mort, et moi-même je ne me sens pas très bien ». Outre la valeur comique de cette célébrissime formule de Woody Allen, elle fait sens, ici, dans le maelstrom mondialiste où l’économie a remplacé la religion et les idéologies. Effectivement, le monde ne se sent pas très bien. Il y a du L’An 01 (1973, déjà) dans Indices. Adaptant la BD du même nom de GéBé, Doillon, GéBé, Resnais et Rouch, mettant en scène des jouisseurs utopistes, se laissaient joyeusement aller à ce pari fou : « On arrête tout, et on recommence ! » Table rase du productivisme, du travail qui rend malade, de la destruction du cadre de vie. Pour le versant tragique d’Allen et de la philosophie soixante-huitarde, Glenn convoque Camus : « L’absurde, c’est l’appel humain face au silence déraisonnable du monde. » Absurdité des chiffres, des bourses folles, du « produit » qui compte, parce qu’il fabrique les richesses plus que l’action de l’homme en elle-même (voir la scène d’ouverture sur le « statut » des bénévoles espagnols nettoyant la plage après le naufrage du Prestige).
Délaissant une voix off péremptoire, le réalisateur opte pour un montage d’images rebattues dans un certain contexte, mais nourries, dans celui-ci, d’un nouveau sens : traders crispés, individus seuls dans un environnement urbain hostile, monceaux de gaspillages, paysans pauvres… Puisant dans le quotidien le plus banal (des enfants au square, des touristes à la plage…), Glenn insère le motif du tourbillon, du cercle, dans un vertige qui prend d’autant plus forme qu’il vient faire écho à des interventions brillantes. Surtout, il a mis un soin particulier à la construction de sa bande son, jouant sur des partitions électroniques en désaccord, laissant une impression de crispation, traduisant les limites d’une « chose qui coince », d’une société déréglée. Dans ce tourniquet d’individus mis au pas, on gardera longtemps en mémoire ce long gros plan sur cette femme qui triture, plie, replie, déplie, garde encore un peu, ce billet de 10 euros qu’elle finira par laisser.