Réalisateur sri-lankais connu pour son audace à dénoncer les difficultés économiques et les clivages culturels d’un pays déchiré par la guerre, Asoka Handagama a déjà réalisé six longs-métrages. En 2005, Letter of Fire (Aksharaya, jamais distribué en France) a été censuré par les autorités sri-lankaises. Son septième film, Ini Avan, décrit avec délicatesse le malaise d’un temps de paix, quand le traumatisme d’un vain conflit imprègne et corrompt toujours les relations sociales.
La guerre a confronté pendant trente ans la majorité sri-lankaise bouddhiste et les Tigres de Libération de l’Îlam Tamoul (LTTE), luttant pour la création de l’État indépendant des Tamouls de confession hindoue, population opprimée depuis des décennies par les nationalistes sri-lankais. L’élan séparatiste commence à la fin des années 1970 par des actions ciblées contre les représentants de l’ordre majoritaire et des émeutes dans la ville de Jaffna, où Asoka Handagama tourne l’intégralité d’Ini Avan. Il y montre la paupérisation d’une classe moyenne et la misère endémique des plus fragiles (vieillards, veuves) dans une ville meurtrie par l’usure et l’amertume d’un combat perdu. La simplicité des boutiques et des maisons, le bruit ronronnant de la ville, l’étendue de la campagne aride construisent l’authenticité d’une fiction où des personnages sans nom cherchent à reconstruire leur identité.
« Lui » (Dharshen Dharmaraj), ancien cadre des Tigres de Libération de l’Îlam Tamoul, rentre enfin chez lui dans l’espoir d’avoir enfin une vie « normale ». Acculé par ses voisins, il se voit reprocher à la fois la défaite des séparatistes et sa propre survie, face à l’immensité des pertes humaines. Au quotidien, il affronte désormais la difficulté de définir sa propre « normalité », en l’absence de souvenirs d’un temps de paix où un tel état aurait pu exister. Né en temps de guerre, puis dressé à la lutte armée, cet homme voit son seul espoir de rédemption dans ses retrouvailles avec celle qu’il a aimée. Mais « Elle » a été mariée par son père à un homme plus âgé afin d’échapper à un enrôlement de force au sein de la LTTE. Veuve au matin de sa nuit de noces et mère neuf mois plus tard, cette femme est tout aussi meurtrie que son ancien prétendant. Et tous les personnages d’Ini Avan subissent les dommages collatéraux d’une guerre dont le spectre plane à chaque recoin de la ville. Le retour d’un ancien guérillero vient raviver les douleurs et suscite la rancœur de familles décimées par les combats, aujourd’hui obligées de lutter au quotidien pour survivre quand le travail manque cruellement.
La composition de plans très graphiques concrétise les contraintes physiques et psychologiques imposées aux personnages : souvent emprisonnés dans le cadre, immobiles ou rigides dans leurs mouvements, isolés par de fréquents effets de surcadrage. Dès le début du film, fixité et longueur des plans viennent d’abord signifier la solitude d’un homme apatride, fatigué par une vie d’errance, comme ce premier plan où on le voit seul somnoler au fond d’un bus, le front brillant sous l’effet d’une chaleur humide. Tout au long du film, la moiteur de Jaffna conditionne le rythme de la vie quotidienne et pèse sur l’humeur de ses habitants. Quand la caméra se déplace en travelling, c’est toujours pour isoler un personnage, le tenir à distance, le ramener à une souffrance solitaire. Entre rugosité des attitudes et sophistication de l’image, Asoka Handagama travaille le malaise de relations humaines à reconstruire totalement sur les ruines d’un carnage aussi psychologique que matériel. Il montre aussi avec simplicité la corruption rampante d’une société toujours fragilisée par les clivages ethniques et affaiblie par une activité économique au ralenti. Si l’épicier fait crédit à certains clients, c’est pour mieux demander des intérêts exorbitants ensuite. Quand l’ancien guérillero trouve du travail comme agent de sécurité après avoir fait démonstration de force physique, il se trouve mêlé à la double vie de son patron dont le petit commerce cache des activités mafieuses.
Ini Avan décrit l’enlisement physique et moral d’une population réduite à l’inactivité sans pour autant flirter avec le misérabilisme. Au contraire, Asoka Handagama porte une attention extrême à la beauté plastique d’un film dont il a écrit les dialogues en cinghalais avant qu’ils ne soient traduits en tamoul pour le tournage. Aucune phrase n’est superflue et les personnages prennent la parole uniquement lorsque leur regard ou leur corps ne peuvent signifier leurs émotions. Mais le film ne se perd jamais dans une lenteur excessive. Les silences, éloquents et mesurés, permettent de dire la sensibilité des relations humaines. « Elle » et « Lui » laissent deviner en silence l’intensité de leurs sentiments, que la pudeur ne permet plus d’exprimer chez ces êtres brisés. Le film regorge d’une musique empathique dont on se passerait parfois, mais dont la fonction commentatrice autorise aussi le silence d’un anti-héros confronté à l’échec de sa réinsertion, las de devoir engager une nouvelle lutte, d’un genre différent, pour légitimer sa place dans une société toujours clivée.
Asoka Handagama développe en fait un discours politique et social par le biais d’un récit sentimental et lyrique, où il construit une empathie croissante pour un homme dont le corps massif et le regard triste hantent presque chaque plan. La rencontre d’une rescapée sri-lankaise, que l’homme cherche à protéger de souffrances nouvelles, permet de signifier l’égalité de tous face aux traumatismes de la guerre avec simplicité et sans démagogie. De cette complicité inattendue, émerge aussi un humour surprenant. Les rires couvrant l’immensité d’un paysage au ciel azur concluent le film sur une légère note d’espoir.