En 1996, Florent Marcie décide de se rendre seul en Tchétchénie accompagné d’une caméra et d’un appareil photo. Son but est de rendre compte d’une guerre que tout le monde semble vouloir ignorer. Il s’agit alors pour lui de faire des images, afin que le reste de la planète puisse voir de ses propres yeux qu’aujourd’hui, en Europe, on assassine un peuple.
La démarche de Florent Marcie est tout simplement monumentale. Ce film de deux heures trente est une véritable plongée dans la guerre. Nous sommes immergés comme rarement à l’intérieur du conflit, et ce à un tel point que cela en devient parfois surréaliste. Le réalisateur n’a pas souhaité nous faire un cours sur la situation tchétchène, en nous fournissant des informations qui procureraient aux spectateurs des clés pour comprendre les enjeux du conflit. Tout au plus donne-t-il quelques dates et quelques faits afin de situer un minimum les événements auxquels nous allons assister et les rencontres que nous allons faire. Florent Marcie a choisi de découper son film en gros blocs, correspondant chacun à un moment de la guerre qu’il prend le temps de nous montrer dans la durée. D’où cette impression d’assister parfois à la guerre en temps réel.
Dès le début, on a cette impression d’y être ; d’être en enfer. Ce que l’on ne voit jamais ou peu à la télévision, Marcie nous le montre le plus simplement du monde afin d’attester de la véracité de ce qui se passe. La Tchétchénie existe, c’est une terre gelée, recouverte de boue ou de neige, jonchée de gravas ou parsemée d’obus, de cratères formés par les bombes. Cette attention que porte le réalisateur au paysage dès le début du film contribue à nous faire pénétrer physiquement sur cette terre et instaure un rythme lent, qui fera toute la force du film. La méthode du cinéaste nous permet de suivre précisément le compte rendu de la prise d’un village par les Russes, une manifestation de la population tchétchène devant le palais présidentiel de Grozny… Son intelligence est de savoir se retirer afin de laisser place aux différents événements et à leur déroulement.
Dans ce documentaire, pas de spécialiste, de journaliste ou d’historien. Seulement des rencontres avec des personnes que le hasard aura mis sur la route du cinéaste. Rarement nous aurons des entretiens poussés ; la barrière de la langue, en l’absence d’un traducteur, limitant la communication. Mais la caméra tourne et enregistre ce qui se passe autour d’elle, tandis que l’appareil photo capte des visages et des instants. Dans les deux cas, que cela soit avec la parole ou avec l’image, il s’agit simplement de faire témoignage, au hasard des rencontres et des événements. Florent Marcie ne fait pas un film à thèse, mais nous offre tout simplement une plongée dans le quotidien d’un peuple particulier, puisque certains considèrent qu’il est victime d’un génocide. Il est là à un moment donné du conflit et essayera de nous retranscrire le plus fidèlement possible ce qui se passe. D’où le fait que ce film se compose de séquences qui sont comme autant de blocs racontant un événement précis auquel a pu assister le cinéaste. Tout est montré dans l’ordre chronologique, le cinéaste n’intervenant en voix off que pour éclairer certains points, en évoquant une histoire antérieure ou postérieure à ce que nous voyons. L’ensemble des images prises n’est donc pas réorganisé ensuite en vue d’illustrer un propos. Il ne cherche pas à remonter le film dans un ordre autre que celui où il a filmé ce qui s’est passé. Il ne s’agit pas de faire des plans afin de pouvoir ensuite les remonter dans un ordre qui illustrerait un propos. Ce que fait Marcie s’avère être tout simplement de l’ordre du journal, du carnet de voyage : il retranscrit méthodiquement, jour après jour, ce qui se passe et ce qu’il voit.
Il y a dans l’attitude du réalisateur une sorte de naïveté. Celle-ci se ressent dans le son de sa voix lorsqu’il intervient en off. Mais c’est peut-être grâce à cette naïveté qu’il a pu être en mesure d’affronter d’une telle façon l’horreur et s’immerger à ce point dedans. Car les risques qu’il court sont tout simplement hallucinants. On a parfois presque envie de lui dire d’éteindre sa caméra et de prendre ses jambes à son cou. On ne peut expliquer ce courage en évoquant uniquement la conscience professionnelle, ou le fait que l’on puisse se sentir investi par le devoir de rendre compte d’un massacre. Marcie n’aurait sans doute pu agir comme il l’a fait s’il n’avait pas ressenti une véritable empathie pour ce peuple, son caractère et son humour. Il faut bien sûr prendre des pincettes quand on parle d’humour à propos d’un sujet et d’un film aussi grave que celui-ci. Mais certains moments, sourires et regards sont véritablement lumineux. Et l’on est même parfois amené à se demander s’il s’agit d’un jeu ou de la guerre. Exemple : le cinéaste suit un soldat indépendantiste effectuant un repérage. Les deux hommes se déplacent en courant légèrement. Puis, apercevant des Russes, le soldat décide de faire demi-tour, tout en affichant sur son visage un sourire hallucinant qui semble tout simplement vouloir dire : « Oups ! Des Russes ! » De même, Marcie se retrouve dans la maison d’un village encerclé par l’armée russe, et alors que tombent les bombes, une femme déplore le fait que les carreaux de sa maison vont être cassés, qu’il va falloir en retrouver pour les changer. Une autre femme, allongée sur le sol pour se couvrir, lui répond quelque chose du genre : « Tu parles de tes carreaux alors que l’on va peut-être tous crever ! », le tout dans une sorte de climat mélangeant hilarité et peur à peine croyable.
Florent Marcie a choisi de s’attacher au mythe de la résistance tchétchène. Le film est une véritable ode à l’intransigeance de ce peuple qui, depuis des siècles, refuse de céder, de s’incliner. Cette attitude, ce comportement ne sont pas nés d’hier, mais trouvent bel et bien des échos dans l’histoire ancestrale du pays. Marcie, en voix off, cite de nombreux textes d’écrivains ou de voyageurs rendant compte, dans les siècles passés, du caractère de ce peuple inconnu et dont personne ne se soucie. Marcie fait remonter de cette terre en lambeau le poids et la grandeur d’un passé d’irréductibles. Lors de la séquence la plus forte du film, la population manifestant près du palais présidentiel entonne un « chant », ou plutôt une note, tout en faisant quelques pas de danse. Alors que cette unique note reprise par tout le monde prend une ampleur hallucinante, Marcie, sans interrompre le son, insère de vieilles images en noir et blanc de Tchétchènes dansant, exécutant les mêmes pas que ces manifestants de 1996. L’espace de quelques minutes, grâce à cette idée de montage, c’est toute l’histoire passée tchétchène qui réapparaît, et tout un peuple qui fait corps avec son histoire et son passé. Le titre même du film va dans ce sens, puisque l’Itchkérie était le nom de la Tchétchénie avant la colonisation du Caucase par les Tsars à la fin du dix-septième siècle.
Ce que nous voyons dans ce documentaire a été filmé il y a aujourd’hui plus de dix ans. D’où cette impression que le monde a refusé de voir ce qui s’est passé et qu’il est seulement capable aujourd’hui d’affronter cette réalité. Mais le but de Florent Marcie est bien de nous dire que voilà plus de dix ans que ce peuple est assassiné sans que personne ne réagisse, que le bilan est aujourd’hui désastreux, et que personne ne sait ce qui peut encore se passer pour les Tchétchènes vivants. Itchkéri Kenti, à défaut de nous donner des informations géopolitiques précises, nous immerge véritablement dans un conflit dont l’horreur quotidienne est encore aujourd’hui trop ignorée.