Jackass était une émission curieuse : diffusée sur MTV, forteresse imprenable de la culture mainstream américaine, elle avait tout d’un bouge pestilentiel où une poignée de loustics offraient le spectacle d’une certaine bouffonnerie masochiste. Pas toujours enthousiasmantes, ces cabrioles devenues cultes ont au moins eu le mérite d’inoculer le virus de l’échec à des spectateurs gavés de performances et de réussites contrôlées. Mais que peut-il rester de cet élan de folie dans Jackass Presents : Bad Grandpa à partir du moment où un scénario vient pour la première fois tenir la bride haute à la bêtise ? Quelques bons gags d’un mauvais goût cathartique qui n’avaient sûrement pas besoin d’une intrigue aussi artificielle que banale.
À un certain égard, Jackass souffrait légèrement de schizophrénie : show à la fois le plus conventionnel possible – uniquement intéressé par l’aspect sensationnel des situations filmées – et critique même de ce type de divertissement puisque il ne montrait que les gestes balourds, reproduits à la chaîne, d’un spectacle raté (ou, peut-être plus précisément, la promesse avortée d’un spectacle digne de ce nom). En d’autres mots, du fruit souvent trop lisse du divertissement américain, Jackass ne conservait que les épluchures (seulement les « chutes », c’est-à-dire les prises sur lesquelles figuraient les exploits manqués). C’est en faisant du rebut la chair de leur émission que Jeff Tremaine et Johnny Knoxville inventaient au début des années 2000 une comédie littéralement – et dans les deux sens du terme – ordurière. Là où l’émission pataugeait intentionnellement en pleine souillure à force de recracher, dans une véritable fièvre de la répétition, l’acharnement des cascadeurs à s’humilier, Bad Grandpa fait un pas de côté par rapport à tout ce gâchis en privilégiant essentiellement les performances uniques — sorte de happenings facétieux en pleine rue.
Le film s’attache à deux personnages : le papy Irving Zisman, vieillard grivois interprété par un Johnny Knoxville déguisé, et son petit-fils Billy (Jackson Nicoll). Embarqués dans un road trip sans intérêt (les scènes de voiture ne servent que de traits d’union peu inspirés entre deux gags, s’attachant vainement à offrir une pseudo-densité psychologique à Irving et Billy), ils forment surtout un duo de filous près à piéger quiconque croise leur route. Dans des lieux variés (hôpital, rue, station-service, bars, etc…), les deux lascars se mettent dans des situations pour le moins incongrues tandis que de nombreuses caméras préalablement cachées enregistrent les réactions des passants. Ces derniers deviennent ainsi les figurants d’un sketch dont ils n’ont pas la connaissance et ce que l’on attendra à chaque fois n’est autre que la défiguration des figurants. Irving et Billy multiplient les maladresses et les obscénités, mais ils ne sont en réalité que les outils d’une mécanique, les catalyseurs d’une réaction : le véritable objectif de Bad Grandpa étant surtout de saisir sur le vif tout un ensemble d’attitudes sidérées allant de la grimace désemparée au rictus goguenard.
C’est donc une première pour la bande de Jackass : alors que l’émission et, à quelques rares exceptions près, les trois films précédents étaient des exercices d’avilissement narcissiques (jusqu’où pourrons-nous aller dans le piétinement de notre amour-propre ?), le quatrième long-métrage invite, à son insu, l’individu lambda dans la parade grotesque. L’intention gentiment subversive de toute l’entreprise Jackass change donc considérablement de nature avec ce nouveau film puisque les gags graveleux ne surgissent plus quand la télécommande allume l’écran, mais en plein cœur d’un quotidien soudainement perturbé. Tout d’un coup, ce n’est plus Johnny Knoxville et ses compères qui sont obscènes, mais ceux-là même qui pensaient être dans une situation parfaitement banale jusqu’à ce qu’elle dégénère (ces badauds qui brandissent leur téléphone pour filmer plutôt que de venir aider le vieillard, ces deux employées de poste qui peinent à trouver des bonnes raisons pour ne pas expédier le petit-fils par colis, ces motards prêts à lyncher le père indigne, etc…).
Malheureusement, à peine a‑t-on le temps de goûter à ce nouveau cocktail licencieux qu’il faut déjà se contenter d’une infusion parfois bien écœurante (le scatologique sans limite), parfois bien fade (le scénario sans relief). Finalement, l’opération est purement comptable : il y a désormais quatre films Jackass, mais pas une seule œuvre de cinéma un brin consistante.