Leon Dai, l’un des acteurs vedettes du cinéma taïwanais, est aussi un cinéaste à suivre. Son film, touchant et intelligent, s’intéresse avec justesse aux classes populaires et à la froideur des lois et des réglementations qui les aliènent. En filmant le récit tragique d’un père que l’on veut séparer de son enfant, Dai livre une œuvre universelle, dotée d’une mise en scène qui cherche constamment à faire sens.
Depuis le début des années 2000, le cinéma taïwanais est dans une période de grand doute liée à la terrible crise de son industrie: tenu à bout de bras par quelques auteurs de premier plan (Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang et le regretté Edward Yang), il a dû progressivement déposer les armes face à la puissance d’Hollywood (inondant le marché de blockbusters ravageurs) et à une accumulation de productions sirupeuses, largement influencées par les pires séries et films à l’eau de rose japonais et coréens. Un état désastreux que l’on peut entrevoir dans le magnifique Goodbye, Dragon Inn de Tsai Ming-liang, qui disserte sur la déliquescence de la cinématographie de l’île. Heureusement, quelques jeunes cinéastes reprennent la relève de leurs précieux aînés. Leon Dai fait partie de cette nouvelle génération, qui aime ancrer ses œuvres dans la vie ordinaire de leurs compatriotes. Je ne peux pas vivre sans toi en est l’exemple parfait. Dai décrit les liens très forts entre un père et son enfant, que des lois injustes tendent à séparer : Wu-Hsiung, un marginal, vivant de petits boulots non déclarés, élève seul Mei, sa fille de sept ans. Devant l’inscrire à l’école, il lui faut obtenir l’autorisation de sa femme qui a disparu depuis longtemps. Confronté à l’absurdité de la bureaucratie, il se voit menacé par les services sociaux et la police qui veulent lui retirer l’enfant. Désespéré, il menace de se jeter d’un pont avec sa fillette sous le regard des médias.
Tirée d’une histoire vraie, cette œuvre donne corps à un fait divers comme il en existe tant : des images télévisées et quelques lignes dans les journaux s’inscrivant dans le flot incontrôlé des nouvelles quotidiennes. « Arrêtez de regarder ! » hurle un ami de Wu-Hsiung à des ouvriers amassés devant un poste de télévision qui retransmet l’acte tragique du père. Le réalisateur réussit, comme Kore-eda dans Nobody Knows, à transformer un fait apparemment anodin en un sujet universel, magnifié par les rapports entre un père et son enfant, qui nous renvoie à Chaplin et à De Sica. Le néoréalisme est d’ailleurs une référence affichée de l’auteur, qui nous plonge dans le Taïwan contemporain, dont la politique incohérente et corrompue laisse de nombreuses personnes au bord du chemin. Sans misérabilisme aucun, Dai filme les ruelles pauvres du port de Kaohsiung (deuxième ville de l’île) en insistant sur les sons d’ambiance aux tonalités métalliques et chaotiques. Il signifie ainsi toute l’explosivité latente et implicite des sentiments résultant du drame.
Le noir et blanc aux notes lumineuses, qui symbolise l’espoir au sein de la grisaille journalière, est utilisé avec talent, loin de tout effet « auteurisant ». Cette forme fait véritablement sens, le réalisateur expliquant qu’il ne voulait en aucun cas donner un caractère sensationnel à son œuvre en filmant en couleur la crasse des lieux utilisés. Le résultat semblait, selon lui, trop spectaculaire et insuffisamment humble pour transmettre son message. La photo du film permet ainsi de donner un caractère poétique, voire onirique à cette histoire dramatique, en insufflant une certaine joie dans un univers qui n’est jamais considéré comme misérable par son auteur : quel que soit leur statut, les personnages sont heureux ensemble, un point c’est tout. Toute la grâce de la réalisation, fondée sur ce beau noir et blanc, est concentrée dans une séquence essentielle : Wu-hsiung, plongeant au fond des eaux de sa ville pour réparer des bateaux, observe sa fille restée à terre. Elle lui apparaît trouble, comme une ombre lointaine, qui tend à disparaître. Manquant d’oxygène, l’homme est sauvé par l’enfant. Plus tard dans le film, elle ne sera plus là pour l’aider à remonter à la surface.
Tombant à quelques reprises dans le mélo sirupeux (en raison d’une musique mélodramatique parfois trop appuyée), l’œuvre de Dai arrive toujours à se raccrocher de justesse à des branches plus raisonnées et plus nuancées. L’attachement profond du réalisateur à son récit et à ses personnages, filmés avec beaucoup de sincérité, de pudeur et de délicatesse, lui permet d’emporter la mise et de faire oublier certains défauts de jeunesse, qui seront surement gommés dans ses productions futures. La simplicité apparente de sa mise en scène – son efficacité, si l’on se veut plus pragmatique – et son regard de cinéaste en font un auteur à suivre. Si le cinéma taïwanais demeure en état de léthargie, il est loin d’être mort, qu’on se le dise.