S’ouvrant sur un ciel bleu éclatant, le film commence par brasser les paysages de la région, et termine son incipit par un plan large présentant le quadrillage impeccable et coloré de la ville de Jericó, duquel une timide silhouette émerge avant de s’engouffrer dans une maison. Ce plan, a priori anodin, et peut être complètement fortuit, pourrait symboliser toute la démarche de ce documentaire : celle d’une cinéaste, Catalina Mesa, tentant de se mêler à un environnement afin d’en perpétuer la mémoire. Après avoir idéalisé ces espaces en les dépeignant comme des natures mortes pittoresques et multicolores, la réalisatrice finit par délaisser ses tâtonnements et par se fondre dans le décor, parvenant à ré-enclencher les récits qui le contiennent.
Géométrie de la parole
On pourra reprocher aux premières minutes du film la multiplication des plans décoratifs épousant le principe du programme touristique ou de la carte postale — une forme rectangulaire renforcée par les contours des portes et des fenêtres colorées, si typique de l’architecture coloniale colombienne. Pourtant, loin d’être gratuites, ces images imposent d’emblée une géométrie spatiale proéminente sur les individus qui la composent et qui la nourrissent. Ainsi quadrillée, la ville devient lieu d’allers et retours, de trajectoires affirmées parfaitement anticipées et régulées — en témoigne le recours majoritaire aux plans fixes que les personnages traversent (et non des travellings s’adaptant à leur itinéraire). L’enjeu n’est donc pas, pour la cinéaste, d’errer dans Jericó, mais au contraire de fixer des récits de vie, avec toutefois le souci de respecter les témoignages — souvent très longs et restitués tels quels, même si parfois entrecoupés d’inserts des gestuelles des personnages, telles des respirations.
Le récit est ainsi éclaté en huit pôles : huit portraits de femmes, dont la plupart vivent encore d’activités manuelles (élevage, artisanat, préparation d’arepas — galettes de maïs colombiennes — au feu de bois) et dans une tradition catholique très rigoureuse, prétexte pour la cinéaste d’y confronter, avec une sympathique bienveillance, les souvenirs amoureux et naïvement épicés de ses protagonistes. Malgré cette fragmentation, les portraits convergent vers une thématique commune, la question de l’héritage et de la transmission, dont est investie Mesa — Jericó pouvant s’apparenter à un projet de sauvegarde d’un patrimoine immatériel, c’est-à-dire ce qui constitue le mode de vie traditionnel de la ville, au-delà de la simple question architecturale.
Investir les lieux
Les témoignages traversent ainsi les espaces et le temps, et le montage juxtapose paroles et lieux, les premières conférant à ces derniers une présence — ou soulignant une absence. Lors d’une séquence poignante, l’une des protagonistes évoque son fils disparu, enlevé par des miliciens, durant la guerre civile. Pour éviter de s’attarder trop longtemps sur les larmes de la femme, la cinéaste choisit de montrer les pièces vides de la maison, et notamment la chambre du défunt. Loin de s’enfermer dans le pathos du traumatisme, Catalina Mesa s’appuie au contraire sur l’optimisme de sa protagoniste — elle se félicite de la réussite de ses autres enfants — afin de réinvestir les lieux d’un nouveau souffle, telle une renaissance. C’est bien ce dont il est finalement question dans Jericó : derrière le tableau paradisiaque, insuffler l’Histoire (ou des histoires) par des récits pluriels individuels. Le film se termine ainsi par le même plan qu’à l’ouverture, caméra braquée vers le ciel, à une différence près : cette fois-ci, des cerfs-volants composent le cadre, manipulés par des enfants, présence effective d’un potentiel héritage ou d’une perpétuation réussie, par les acteurs incarnant l’avenir de Jericó, ou peut-être même celui de toute la Colombie.