Joyland, premier long-métrage de Saim Sadiq, repose sur un schéma mélodramatique type : l’aspiration à une émancipation individuelle d’une poignée de personnages se heurte aux pressions familiales et aux normes de la société patriarcale pakistanaise. À Lahore, Haider vit avec sa fiancée, son père et la famille de son frère. Sans travail et sans enfant, il ne se conforme pas aux canons de la virilité et suscite la déception de ses proches. Le carcan qui entrave le personnage est rendu sensible par une mise en scène un peu trop appuyée et systématique, qu’il s’agisse du cadre resserré du 4/3, des surcadrages omniprésents, ou encore de plans frontaux écrasant les personnages contre les murs ou le sol. Un point de fuite s’ouvre toutefois dans le récit, lorsqu’Haider rencontre Biba, une danseuse transgenre du cabaret du coin, dont il tombe immédiatement amoureux. La salle de spectacle miteuse n’est pas sans rappeler le cadre des premiers films d’Almodóvar, autant par ses danseuses et chanteuses excentriques que par la subversion des normes sexuelles et morales qui s’y joue. Mais si chez le cinéaste espagnol l’effervescence de ce monde contaminait la matière même du film, la forme reste ici résolument plus sage et conventionnelle : les quelques scènes de spectacles se limitent à enchaîner les champs-contrechamps pour signifier la fascination de Haider pour Biba, sans jamais parvenir à capter l’intensité et l’émulsion créative du monde du cabaret.
Hétérotopies
Si le film court de la sorte le risque de s’enfermer dans l’illustration d’un discours sur l’émancipation (à coup de séquences métaphoriques sursignifiantes), il convainc davantage lorsqu’il aborde concrètement l’émancipation de son héros en aménageant des espaces hétérogènes. Dans une société pakistanaise verrouillée, le désir se dissimule : l’émancipation ne prend pas la forme d’une affirmation à la vue de tous, mais passe plutôt par l’invention de lieux à soi où rendre possible l’expression de ses désirs. À ce titre, le cabaret s’apparente à une hétérotopie, c’est-à-dire un lieu autre, en rupture avec le reste du monde. Il s’oppose à l’espace domestique, et plus particulièrement à la cour intérieure du foyer familial où Haider demeure sous les ordres du patriarche, garant du bon ordre moral. Le film dépasse en partie cette opposition binaire, en accordant une place grandissante aux autres membres de la famille, qui sont amenés à subvertir l’ordre moral oppressif auquel ils participent. À la tombée de la nuit, les espaces se recomposent et sont réinvestis par des figures alors en quête de plaisirs charnels. La chambre de Biba s’impose sans doute comme le décor le plus étanche au reste du monde, avec ses lumières phosphorescentes et ses néons colorés. Les autres décors se révèlent plus poreux, perméables aux regards et aux entrées impromptues, comme lorsque Mumtaz, en train de se masturber, est surprise par le frère d’Haider. Car pour conquérir cette liberté fragile, il faut apprendre à s’adapter aux modulations de la lumière et à apparaître au bon endroit au bon moment. Après avoir passé leur nuit ensemble, la voisine et le patriarche seront ainsi sanctionnés pour n’avoir pas repris leurs places originelles à temps.
Hélas, ces scènes plus ambiguës s’avèrent minoritaires : les personnages secondaires sont généralement cantonnés à des fonctions bien déterminées (le frère et le père comme incarnations d’une norme) et explicitent lourdement les tiraillements vécus par les protagonistes. Seul le personnage de Mumtaz échappe au programme attendu : en refusant d’en faire un obstacle à l’émancipation d’Haider, le cinéaste parvient à saisir en quoi l’injonction à la virilité et l’enfermement des femmes constituent les deux faces d’une même pièce. Hommes et femmes ont besoin l’un de l’autre pour subvertir ce système : Haider permet à Mumtaz de continuer à travailler, tandis que Mumtaz couvre Haider aux yeux de sa famille et des voisins. Mais en trahissant le pacte tacite qui le liait à sa fiancée, l’homme révèle la part d’égoïsme et d’individualisme qui sous-tend son émancipation. Cet égoïsme à l’égard de Mumtaz est redoublé dans sa relation à Biba ; il est peu compréhensif, voire hostile, lorsqu’elle lui confie vouloir se faire opérer pour changer de sexe. Le dispositif prend alors un autre sens : les plan serrés et le format 4/3 qui enfermaient le jeune homme en viennent à exprimer un point de vue égocentrique, laissant le visage de Biba à la lisière du cadre. Ces renversements permettent de complexifier le portrait d’un personnage plus retors qu’attendu. Dans cette perspective, les plans finaux laissent, malheureusement, plus dubitatifs, tant ils semblent éviter de répondre au trouble instillé ici et là, au profit d’une résolution autrement plus consensuelle.