Que peut-on attendre d’un film comme Judy, qui semble de loin comme de près taillé pour les Oscars (Renée Zellweger a de fait remporté sa statuette) ? En premier lieu une comédienne – on y reviendra –, et une thèse susceptible de cerner un personnage complexe, voire légèrement borderline – en l’occurrence une vedette au crépuscule de sa carrière, à la santé en berne, qui bataille financièrement pour conserver la garde de ses enfants. Si le film pointe un ensemble de causes (l’alcoolisme du personnage ou encore son enfance sous le joug de la discipline de fer imposée par le tyrannique Louis B. Mayer), il dessine aussi une autre piste un peu plus intéressante, à savoir le portrait d’une gourmande empêchée prise à son propre piège. Le drame de Judy Garland serait au fond d’avoir dû sacrifier son appétit de vie (et, en premier lieu, de la nourriture) pour devenir une star grâce à sa voix exceptionnelle. En somme, le noeud du problème tient dans cette bouche régulée (sur le tournage du Magicien d’Oz, Judy est soumise à un régime draconien) puis autorégulée (le manque d’appétit de Judy âgée, ou plutôt son rapport pathologique à la nourriture), et dont sort précisément cette voix par laquelle elle satisfera sa plus profonde addiction : l’amour du public, le regard amoureux de spectateurs transis, le frisson ressenti devant la lumière des projecteurs et le crépitement des applaudissements.
Deux scènes en attestent. La première est celle d’une débâcle : Judy, ivre, se ridiculise en plein show et voit en retour l’audience lui jeter des quignons de pain, alimentant (sans mauvais jeu de mots) le rapport maladif que le personnage entretient au chant et à la nourriture, l’ingurgitation des hourrahs impliquant en contrepartie un jeûne. Bonne idée à mettre au crédit du film : une mauvaise prestation lui vaut, littéralement, les vomissements du public. La seconde est plus appuyée, dans un registre symbolique où le silence des autres interprètes et la pesanteur de la découpe soulignent qu’il se joue là un moment important dans la définition du personnage. Judy, après son renvoi du Talk of the Town, un night club londonien, se voit offrir un gâteau par deux de ses désormais ex-collègues. Armée de sa fourchette, l’actrice fait tourner l’assiette, cherche un angle d’attaque, avant de goûter un petit bout et de s’étonner, presque soulagée, « It’s really good ! ». La séquence est assurément un peu gratinée, mais elle laisse entrevoir ce qu’aurait pu être le film s’il était parvenu à se défaire d’un certain nombre de conventions qui, inexorablement, conduisent à son affadissement. C’est que ce cadre cadenassé du biopic musical implique de brosser un portrait en couvrant un ensemble de facettes, pour servir une performance d’acteur. Judy est donc à tout la fois une adulte broyée par son enfance, une mère courage mais désorganisée, une amante trop peu méfiante et donc blessée, ou encore une diva condamnée à vivre dans un état de semi-solitude. Zellweger, histrionne, s’en donne à cœur joie dans un numéro de lèvres plissées, de sourires semi-forcés et de poussées d’enthousiasme adolescent, mais son jeu hyper maniéré, quasi monstrueux, participe de l’échec d’un film qui, paradoxalement au regard de son sujet, entrave la possibilité d’un débordement. Dans la séquence finale, le film abat l’une de ses rares idées de mise en scène (qui reste sommaire) : sur le seuil de la scène, Judy, émerveillée, se tient devant une série de cordes qui pointent autant son aliénation qu’ils ne la cadrent. Or cette scène, au cours de laquelle Judy se décidera à remonter une dernière fois sous les feux de la rampe, fait suite à un petit flashback révélant un moment charnière de son adolescence qui permet au film de boucler la boucle. C’est le problème de ce type de récits qui, pour retracer le parcours d’une vie, bordent ainsi le personnage de toute part : à force de vouloir tout couvrir, ils peinent à livrer autre chose qu’une vision étiolée.