Passer de l’immobile à l’animé est l’ambition de Kommunalka. À partir d’un ancien projet photographique, Françoise Huguier réanime les spectres et les traces fixés sur papier en une histoire de mouvements : les images de cinéma, bien sûr, mais aussi les soubresauts secrets d’armées humaines oubliées. Quand les proscrits ont pris l’habitude de se taire, isolés dans leurs ghettos, des films comme celui-ci animent les paroles et les affects de ces négligés que l’on tend pour une fois à écouter et regarder.
Afin de répondre à la pénurie croissante de logements, l’URSS des années 1930 a crée un système singulier d’habitats publics : les grands appartements bourgeois de centre ville sont réquisitionnés et transformés en kolkhozes urbains : des chambres de 9m² façonnés autour de quelques espaces communs, toilettes, douches et cuisine. Plusieurs familles gravitent dans cette ruche, sans se connaître, sans même se parler malgré la promiscuité des lieux. Cette pratique existe encore aujourd’hui dans les grandes villes, à Moscou mais surtout à Saint-Petersbourg où près de 4 citadins sur 10 y sont casés. C’est dans une de ses kommunalki que Françoise Huguier a vécu quelques mois en 2002 afin de travailler à un livre de photos. De retour rue Sovetskaya, elle a filmé l’intimité contrainte des locataires d’un appartement communautaire, avec l’espoir de mettre à jour quelques spécificités inhérentes à l’identité culturelle russe.
À l’origine, un long travelling apparemment infini sur des branches enneigées laisse place à quelques captures fixes de photographies issues du projet de 2002. La transmutation et l’enchaînement entre l’inerte et le mouvement s’effectuent en douceur, en trompe l’œil. Un homme attend, immobile, devant une cage d’ascenseur. Rien ne bouge jusqu’à ce qu’elle descende enfin et s’ouvre devant l’individu se précipitant à l’intérieur. La métamorphose est achevée, le film est lancé, propulsé à l’étage supérieur. Là où trône l’appartement avec son long couloir, bordé de fleurs et de murs décrépis. La caméra est la plupart du temps fixe, profonde et large pour les espaces communs, confinée et rapprochée pour les visages et les corps. Défilent alors un étudiant, une jeune fille paumée et beaucoup de retraités, de vieux sur le déclin. Les cadres sont composés, comme des photographies, et encerclent les individus dans leur isolement : malgré le délabrement de l’espace, on sort peu ou seulement pour vendre des friandises au coin de la rue. Les habitants vivent en communauté mais se réfugient dans le mutisme et le repli, paradoxe troublant révélant la schizophrénie d’un quotidien malmené entre voyeurisme curieux et retranchement aliénant.
D’un œil amusé, on pourrait être tenté de rapprocher ce mode de vie d’un Loft Story non consenti. L’impression diffuse et justifiée d’être à tout moment épié ou entendu imprime aux occupants la tradition de la méfiance. Chacun s’ignore socialement tout en lorgnant avec dégoût ou avidité les faits et gestes du voisin. Le risque est grand pour le documentaire de se contenter de ça, d’une illustration un peu glauque de la contiguïté humaine. L’habileté de Françoise Huguier est de conférer à tous une personnalité, une individualité. L’accord entre filmant et filmé est tacite, l’affection partagée. En ce sens, est significatif le passage où un filmé prend en photo avec son mobile la petite équipe des filmants, celle-là même qui capte en retour le petit écran de l’appareil. La mise en abyme est saisissante puisqu’elle éclaire avec précision l’échange continu entre la documentariste et ses sujets, rejetant ainsi la fausse transparence du procédé documentaire. Malgré l’autisme encouragé par un système mortifère, l’écrasement face à une vie communautaire que les locataires ne supportent plus que par habitude, le film met en exergue la potentialité du lien social : ce fil que tisse la cinéaste et ses interlocuteurs, ce fil qui les relie et les sort, un instant, de la torpeur misanthrope. Voilà la dynamique d’un certain cinéma : révéler une réalité plus appropriée que le réel. En somme, déceler la part d’humain obstruée, empêchée par la rétention du monstrueux.