Portrait intime de l’icône meurtrie du grunge, le documentaire Kurt Cobain About a Son, prend à revers l’horizon d’attente du fan aux jeans troués en optant pour une démarche loin de l’esthétique estampillée « rockumentaire ». Entièrement narré par la voix tourmentée d’un artiste au sommet de la gloire et au bord de l’implosion, le film repose entièrement sur des entretiens inédits que le journaliste Michael Azerrad, auteur d’une célèbre biographie sur Nirvana, a eu le privilège de conduire par téléphone avec l’idole d’une génération. En déjouant les gimmicks d’une démarche reconstituant l’ascension du groupe (voir à cet effet l’essentiel Live ! Tonight ! Sold Out !) et en dérogeant à revisiter l’imagerie iconique de Cobain, le documentaire invite plutôt à se laisser porter par le récit d’un jeune homme immensément lucide et habité par un mal-être absolu.
À voir les premières images d’About a Son, le spectateur qui aurait cru bon se retrouver devant un film où les images des concerts incandescents de Nirvana tremblent au rythme de ce bourdonnement sonique accolé au grunge, risque d’être fortement déstabilisé. Ainsi, l’esthétique contemplative et poétique qui s’affiche dès les premières minutes sur l’écran, n’a rien de comparable, est même à des années lumière des lieux communs et marginaux (tels sous-sol poisseux, tournées on the road, plongée dans les coulisses) auxquels le sous-genre rockumentaire nous a habitués. En désaccord total avec les cris rageurs et les riffs incisifs qui font la marque du démentiel trio de Seattle, le film s’ouvre sur des captations documentaires (miroir aquatique, forêts denses, échangeurs d’autoroutes…) qui font la part belle à une certaine idée de la cosmogonie habitée du Nord-Ouest américain. Les nappes douces et légères qui enveloppent les plans pourraient laisser présager que le spectateur s’est trompé de salle et que cette plongée impressionniste tient de l’incohérence totale avec le sujet traité. Or, il s’avère que ces paysages filmés à l’heure du troisième millénaire, implantent la géographie de l’État de Washington où Kurt Cobain a vécu ses années de formation avant de parcourir les scènes du monde entier.
Découpé en trois parties bien distinctes, About a Son, est donc à l’image une ballade sur les traces de Kurt Cobain, une forme de cheminement imaginaire au cœur des trois villes (Aberdeen, Olympia et Seattle) qui ont vu éclore le porte parole d’une génération. A ces captures parfois agaçantes (gros plans sur hamburger, visages multiples de l’Amérique d’aujourd’hui) et souvent perçues comme un remplissage de surface, se libère en profondeur la parole d’un artiste à qui on demande de se raconter. La voix éraillée et traînante de Cobain est recueillie par un dispositif quasi psychanalytique qui implique l’écoute attentive de l’auditeur. En exposant la seule voix de Cobain comme principe narratif, le caractère introspectif du film invite alors à adopter la position innocente de celui qui écouterait les pensées subjectives d’un inconnu. Passé la dimension intime et déstabilisante du dispositif, on se rend compte que la vision du monde de Cobain demeure totalement éclairée et bien différente de cette image qui lui a échappé sur la voie de sa renommée et sa fin tragique. D’une enfance heureuse mais rapidement plombée par des pulsions dépressives, Cobain développe toujours l’idée de sa position périphérique au sein des multiples communautés qu’il traverse. Cet écart qui lui colle à la peau (dès l’enfance il croit avoir été déposé sur terre par des extra-terrestres) va l’amener à adopter une attitude de rejet envers la société qu’il voit naître (l’aube des années 1990 étant le basculement d’une certaine prospérité empoisonnée par l’apparition de la marchandisation à tout va). Face à l’hypocrisie d’un monde dans lequel il ne se reconnaît pas, Cobain trouve son exutoire dans ce monde de refuge que constitue le punk-rock.
La musique qui apparaît en filigrane dans le documentaire par l’utilisation de différents morceaux des groupes (Iggy and the Stooges, Mudhoney, Black Sabbath, Creedence) qui ont influencé le pape de la révolution musicale appelée grunge, forme l’éventail sonore posé en écho du cheminement de l’artiste Cobain. Son retentissement participe à nouer des rimes avec les angoisses et la rage authentique de celui qui s’exprime ici avec la mélancolie de maux pénétrants. Le récit subjectif de Cobain (à forte tendance dépressive) évoque les soucis maladifs qui l’ont toujours frappé (il contracte une scoliose à 7 ans) et en particulier les maux de ventre horribles qui lui ont rongé l’existence. Cobain explique alors comment la drogue (et l’héroïne) agit comme une forme de substitut, de médicament qui apaise ses douleurs intestinales et lui offre la possibilité de s’extraire d’un mal-être plus profond encore. Là où le documentaire pâtit, c’est peut-être à travers ces séquences montées où Cobain est utilisé de manière à développer une caution morale face aux abus de la drogue et en surlignant d’un peu trop près une image de père modèle.
Mais si le documentaire frappe droit, cela tient surtout aux témoignages lucides d’un musicien qui à vécu de plein fouet les contradictions d’une musique récupérée par les tenants d’une industrie ultra marchande et les assauts répétés d’une presse gagnée par une dévorante entreprise à scandale. On ne peut plus conscient d’une société qui court sans souci éthique à vampiriser la vie privée d’un artiste fragile, Cobain déverse sa rage à l’encontre des vampires d’une presse obsédée par l’image dégradante et les titres les plus mensongers. L’image sulfureuse que l’on a voulu donné de Cobain est dès lors parfaitement contredite par l’exposé intelligent d’un musicien affaibli et bien trop conscient de la violence dans laquelle le monde s’engouffre. On peut alors considérer, comme la thèse souterraine du documentaire le dévoile, Kurt Cobain comme le dernier représentant du frisson rock’n’roll avant que celui-ci s’engouffre dans des travers douteux de falsification généralisée et de marketing outrancier. Il symboliserait alors une espèce d’ultime victime de la mainmise médiatique et sauvage d’un business musical visible partout aujourd’hui. La voix de Cobain insistera puissamment sur l’idée que l’essence du rock s’est évanoui en imaginant dans le futur une bulle de rock virtuelle où tout le monde viendrait poser impunément et jouir en toute désinvolture de son énergie factice. De cette lucide réflexion, il est certain que Cobain en restera marqué à vie. Face à ce « No future » viscéral constitutif au punk et à la figure de Cobain, on préférera retenir le montage photographique qui s’immisce par endroits dans les interstices du film et dévoile les instantanés de concerts abrasifs de Nirvana. Ces clichés habités par les élans magiques apparaissent alors comme la libération de cette rage contenue dans l’âme d’un ténébreux artiste qui a toujours cherché à s’abstraire du réel et se défaire de sa triste pesanteur.