Né à Dakar (Sénégal) d’un père guinéen et d’une mère vietnamienne, éduqué en France, Mama Keïta pourrait sembler un cinéaste bien placé pour explorer des thèmes comme l’exode, le déracinement. Pourtant, si L’Absence, son sixième long métrage, se présente au moins oralement comme un film à thèse autour de ces thèmes, il évolue rapidement vers un récit moins attendu et plus intime — plutôt un polar voisin d’un Get Carter dakarois, avec introspection individuelle dérangeante à la clé.
Adama, le protagoniste, est parti étudier en France comme il l’avait annoncé aux siens, mais y est resté quelques années de plus pour faire sa vie. Au début du film, il rentre pour quelques jours à Dakar, auprès des siens, sa sœur Aïcha et sa grand-mère dont on lui avait annoncé la mauvaise santé. Il découvre à son grand dam que cette mauvaise nouvelle n’était qu’un prétexte (sa grand-mère se porte très bien), mais surtout qu’Aïcha a filé un mauvais coton durant sa longue absence, tombant sous la coupe d’un proxénète peu accommodant. Fou de rage, il décide de remettre sa sœur dans le droit chemin quitte à affronter la corruption de la ville et marcher sur les plates-bandes des malfrats — mais pas pour les meilleures raisons.
Quelque chose d’ancien et d’inavoué
C’est qu’à l’esquisse du film à thèse (par évocation orale) sur l’exode souvent sans retour des jeunes Africains dont les acquis ne profitent guère à leurs pays d’origine, succède rapidement un malaise indépendant de cette piste-là, lié justement à la mise à mal des préjugés sur les relations et les intentions. Quelque chose d’ancien et d’inavoué se dresse entre le frère et la sœur, c’est évident dès leurs retrouvailles, mais le film en trouve l’incarnation la plus marquante dans une scène en particulier : celle où Adama, qui vient d’apprendre la déchéance d’Aïcha, y confronte celle-ci avec une violence verbale et physique inattendue et terrible. Ce n’est pas seulement la violence qui marque, mais surtout le paradoxe : l’homme qu’on supposait imprégné d’une culture occidentale faite de réserve, de progressisme et de relation d’égalité avec ses proches éclate soudain comme le plus brutal exemple de patriarcat rétrograde.
Ce paradoxe éveille soudain le regard sur la suite du film, pour ne plus le laisser s’égarer : à travers une Dakar minée par la criminalité, sur la piste de ceux qui maintiennent sa sœur dans la fange, c’est après lui-même qu’Adama courra, cette part de soi qu’il ne s’est jamais avouée, ce qui le mine depuis l’enfance et l’a poussé à partir. C’est d’ailleurs tout ce qu’il trouvera à la fin : un souvenir enfoui, les racines mises à nu, et l’infinie douleur d’un échec. Mama Keïta suit ce cheminement avec une implacable sobriété, attentionné mais inflexible envers ce personnage prisonnier de la névrose qu’il a laissé le posséder. Adama a beau faire face à la réalité visible la plus repoussante, ses découvertes se résumeront toutes à celle de son propre mal intérieur. Même un passage empreint d’un potentiel d’humour noir (sa rencontre avec un aveugle douteux et un nain, dont il sortira dépouillé de son argent) ne produit que l’amertume, renvoyant moins aux pièges de la ville pour l’imprudent qu’à son incompréhension face au mal qu’il affronte, ses failles intimes le rendant plus vulnérable qu’il ne le pense. L’Absence s’impose ainsi comme un polar résolument collé au plus près d’un des premiers matériaux du genre (les névroses humaines), moins fenêtre sociologique que fenêtre sur ce que le refoulé fait faire aux hommes. Et de la noirceur visible et enfouie, il tire incarnation et noblesse.