L’Arnaqueur cache bien son jeu. Lancé sur un ton de comédie – avec un prégénérique brillant et ironique, pensé comme un court métrage à chute – le film dévoile petit à petit ses cartes et révèle sa véritable nature : une sombre méditation sur l’échec et la réussite, la faiblesse et la force, l’orgueil et le dégoût. Des thèmes récurrents chez Robert Rossen, cinéaste au passé douloureux : ex-membre du Parti Communiste, victime du maccarthysme, il fut inscrit sur la fameuse liste noire et banni d’Hollywood avant de livrer d’autres noms de sympathisants devant la commission d’enquête sur les activités antiaméricaines. S’il adapte ici un roman de Walter Tevis, il propose surtout une relecture de son propre Sang et or (Body and Soul, 1947) où un champion de boxe sacrifiait tout amour-propre sur l’autel de l’argent, tombant sous la coupe d’un agent véreux. Reprenant la même ligne dramatique, L’Arnaqueur s’attache encore à un antihéros, pétri de talent mais rattrapé par ses démons. Eddie Felson (Paul Newman) est pourtant un jeune homme au sourire éclatant, joueur de billard virtuose, qui vit de petites combines organisées avec son partenaire Charlie (Myron McCormick). Écumant les bars d’une ville à l’autre, il se présente comme un simple amateur, de surcroît plutôt maladroit, et plume les pigeons qui croient pouvoir le défier. Habile magouilleur, Eddie poursuit toutefois une ambition plus noble : battre à la régulière le crack des cracks, Minnesota Fats (Jackie Gleason), à la réputation légendaire.
Leur premier duel, formidable d’intensité, ouvre quasiment le film et s’étire sur près de vingt minutes. Un morceau de bravoure, mis en scène avec dextérité par Robert Rossen, qui transforme cette partie suffocante en ballet somptueux, affaire de gestes et de regards. Autour du tapis vert se noue un combat épique, une opposition de styles : « Fast Eddie » contre Minnesota « Fats », c’est la vitesse contre la gravité, la dépense contre l’endurance, la flambe contre l’expérience. Au milieu de la nuit, l’élève a pris le dessus sur le maître et gagné une belle somme. L’Arnaqueur bascule à ce moment précis et prend un virage étonnant. Ivre de sa toute-puissance, Eddie refuse de s’arrêter. Au lieu de jouir de son triomphe, il préfère courir à sa perte : sifflant whisky sur whisky, il finit par rater tous ses coups, et son pécule diminue rapidement. Il s’effondre bientôt, saoul et ruiné, tandis que Minnesota Fats empoche la mise, frais et impassible.
Le tournant ? Une simple réplique de Bert Gordon (George C. Scott), le coach de Minnesota Fats, lâchée à son poulain : « Continue, le gamin est un loser. » Cette pique atteint Eddie au cœur, ébranle son assurance et creuse en lui une fissure dont il ne se relèvera jamais. Souhaitant prouver à Bert son tempérament, il sombre dans un abîme. Au café de la gare, il rencontre Sarah (Piper Laurie), une « paumée du petit matin », dépressive et alcoolique. Ces deux êtres se reconnaissent, se plaisent et s’apprivoisent. De cette liaison naît un nouveau huis clos : dans l’appartement de Sarah, rempli de livres et d’affiches, les deux amants passent leur temps à boire et ruminent leurs angoisses. Une déchéance commune dont ils ne sont pas dupes. Allongée sur le sol, elle tape à la machine cette phrase terrible : « Nous avons un contrat de dépravation. Il ne nous reste plus qu’à tirer le rideau. » Sarah est un personnage magnifique, à mille lieues de la production hollywoodienne courante. Femme forte, intelligente, ni glamour ni starlette, elle possède une lucidité déchirante. Marginale, infirme et solitaire, elle ne renonce toutefois ni à l’espoir ni au désir. Robert Rossen inverse tous les clichés sexistes en vogue dans le polar traditionnel : ce n’est pas elle qui introduit le trouble dans la vie d’Eddie, le pousse sur le mauvais chemin. Au contraire, elle tente de l’aider, dans un élan sincère et désintéressé, sans jamais le retenir dans ses choix.
Dans L’Arnaqueur, le rôle de la « garce » est finalement tenu par un homme, Bert Gordon, qui joue de son charisme et de son éloquence pour dévoyer Eddie : en scellant leur collaboration, il lui fait signer un pacte faustien. Ses premiers mots, autour d’une table de poker, ont à ce titre valeur de manifeste : « Cash me » – « Payez-moi ». Immoral et cynique, il est à la fois diable, maquereau et patron ultralibéral. Sa relation avec Eddie peut ainsi se lire comme une métaphore évidente du capitalisme : exigeant 75% de ses gains, il tire profit d’une richesse qui ne lui appartient pas, exploite littéralement les mains de son protégé. Dans Sang et or les rapports entre Charlie Davis et son manager Roberts étaient dictés par les mêmes lois – domination et servitude – et conduisaient également à la mort d’une figure exemplaire.
Car il ne suffit pas à Bert de broyer le prolétaire, de casser son outil de travail en lui brisant les pouces – scène terrifiante filmée derrière une porte vitrée. Il lui faut étouffer sa dignité, réduire sa fierté à néant, ressentir « le plaisir aristocratique de le voir s’effondrer » comme le formule Sarah dans la dernière partie. Robert Rossen décrit un monde où les salauds gagnent toujours, avilissant leur entourage et imposant leur prix. Bert distribue les billets, achète les corps et les esprits, achève toute résistance. Il éteindra la dernière lueur de Sarah, qu’il ravale au rang de prostituée et traite avec mépris pour mieux l’éliminer du jeu : « Vous êtes épuisée, comme un cheval en fin de course. Vivez et laissez les autres vivre. Tant que vous le pouvez. » Réalisant sa défaite, Sarah énumèrera les tares de cette humanité corrompue : « Perverted, twisted, crippled » – « Pervers, vicieux, estropiés ». Rarement le cinéma américain s’est aventuré si loin dans la noirceur, et L’Arnaqueur frappe aujourd’hui encore par son âpreté.