«Immersion» est le mot qui s’accroche lorsque l’on voit et l’on repense à L’Escale, premier long métrage documentaire du Suisso-Iranien Kaveh Bakhtiari. Parmi les films relativement nombreux sur les migrants, il est rare que l’on ait accès d’aussi près, que l’on ressente viscéralement ce qu’est leur condition. Ni l’expérience ni le film n’étaient prévus par le cinéaste. Alors qu’il présentait dans un festival son court-métrage La Valise et travaillait sur une fiction, il apprit que son cousin iranien était emprisonné en Grèce, qu’il avait rejointe depuis l’Iran et d’où il comptait repartir pour un autre pays. Pour Kaveh Bakhtiari, il y eut là une urgence de témoigner. Il partit alors pour Athènes, et pendant une année vécut nuit et jour avec quelques migrants clandestins (des hommes, de tous âges), dans une cave sommairement aménagée, un refuge. Des migrants survivants, qui avaient réussi à rejoindre une terre étrangère, dans des conditions que l’on peut facilement imaginer. Des migrants en attente de pouvoir repartir vers un sol plus clément que leur pays natal.
C’est cette attente que Kaveh Bakhtiari a filmée, au fil des actions quotidiennes, une attente chargée d’une grande tension, due à l’espoir de s’en sortir mêlé au danger de tout perdre. Le cinéaste n’enregistre pas uniquement la fébrilité de ces vies suspendues à un fil, il la partage. Cela se sent dans sa façon de filmer, attentive mais comme sur le qui-vive (tournant avec une petite caméra à trois francs six sous pour ne pas attirer l’attention lors de plans en extérieur, il redoublait de précautions et considérait, à chaque plan, que ça serait peut-être le dernier), et dans son rapport aux personnes. C’est sans doute grâce à la posture qu’il a vis-à-vis d’elles qu’il parvient à dégager une telle intensité. En tant qu’Iranien, il est l’un des leurs et pose sur eux un regard familier qui évite exotisme, misérabilisme et autre fascination pour l’altérité – approche dont un tel sujet courait grandement le risque. Mais parce qu’il est en situation régulière (il vit en Suisse depuis longtemps), il bénéficie aussi d’un recul qui lui permet de saisir les situations avec plus d’acuité, d’un étonnement sans doute nécessaire à la vision et restitution du réel. Cette position intermédiaire est probablement ce qui a rendu ce film possible, les migrants l’ayant accueilli favorablement, désireux que l’on garde une trace de leur histoire, au cas où elle se conclurait par une mort précoce ou un enfermement.
La dimension documentaire est d’autant plus prégnante que rien n’était ni ne pouvait être anticipé, au vu de la situation précaire et périlleuse, dépendante du hasard. Le cinéaste le dit, l’instinct et les réflexes lui ont dicté sa manière de procéder. Et pourtant, par certains aspects, on se croirait dans une fiction. Pas seulement parce que de vrais personnages émergent et que leur histoire présente une certaine conclusion (certains parviennent à franchir la frontière en se métamorphosant physiquement, un autre, usé par les années d’attente, renonce et retourne en Iran où il ne lui reste plus rien, un autre obtient le papier nécessaire suite à une grève de la faim). Pas seulement parce que les tonalités varient en fonction des moments, passant de l’humour au drame, des tensions à une bienveillance qui tente d’apaiser. Mais peut-être aussi parce que l’on ne regarde jamais les personnages depuis l’autre côté mais que nous sommes avec eux, sans cesse, dans cette immersion qui en fiction est illusion, mais qui est ici réalité.