Film d’actrice pur jus, écrit et réalisée par une actrice (Feo Aladag), portée par une actrice (Sibel Kekkili) de grand talent, L’Étrangère est un premier film de bonne tenue, noyant malheureusement ses indéniables qualités formelles comme narratives dans un excès de pathos.
Voir Sibel Kekilli en tête d’affiche renvoie à un souvenir cinéphile très personnel. De ceux rares qui resteront gravés dans votre mémoire, car là, à cet instant précis, vous en êtes sûr, il se produit quelque d’important, de hors norme. Cela se passait à Berlin il y a quelques années de cela, à la fin du festival, au moment de la communication du palmarès. Venant d’apprendre qu’il allait obtenir l’Ours d’or avec son film Head On, Fatih Akin est alors apparu en haut du grand escalier de l’équivalent local du Palais des festivals, veste en cuir, cheveux mi-longs, et le poing tendu. Le geste trahissait plus que la joie de remporter un des prix majeurs de l’année cinématographique. Ce signe de victoire renvoyait à la semaine écoulée où la presse trash — Bild en tête — s’était déchaînée sur son interprète principale, Sibel Kekilli.
Adepte du casting sauvage, Fatih Akin l’avait remarquée dans les allées d’un centre commercial et lui avait proposé le rôle. Ce qu’il a dû apprendre bien vite, c’est que la jolie Sibel s’était déjà produite devant une caméra, dans des films porno. Des journalistes en ont eu vent et ont publié en première page des photographies dénudées de la jeune femme. Le scandale fut énorme, une de ces sinistres cabales médiatiques qui donnent envie de devenir ermite. Ces révélations sont devenues débat de société lorsqu’en découvrant le passé de leur fille, les parents turcs de la jeune femme l’ont répudiée. La liberté sexuelle des femmes d’immigration turque était questionnée. Le discours anti-islam envahissait les plateaux de télévision. Et dans cet indécent barnum racoleur au possible, Fatih Akin dressait le poing comme un pied de nez aux fâcheux, témoin d’un joli triomphe humaniste face à la meute. Une rage aussi belle à voir que la dignité de Sibel Kekilli plus tard lors de la cérémonie de remise des prix.
Depuis, en Allemagne, l’actrice a un statut particulier, celui d’une sorte d’étendard féministe, elle qui hors des plateaux milite dans une association qui lutte contre la violence faite aux femmes musulmanes. Ce ne fut pas toujours à son avantage, se trouvant cantonnée dans des rôles ethniques faisant penser à Head On sans en avoir ni la profondeur ni la grâce. L’Étrangère marque son retour au premier plan dans un film reflétant sa propre existence. Elle y incarne Umay, jeune femme d’origine allemande qui décide, pour protéger son fils de la violence maritale, de retourner vivre en Allemagne. Mais, là-bas, les membres de sa famille, prisonniers des valeurs de leur communauté, vont la rejeter pour protéger leur honneur. Forcément sensibilisée à cette question du « namus » qui fait régulièrement couler le sang de jeunes femmes perçues comme trop libérées par leur frère ou leur père, si proche du personnage, Sibel Kekilli est incandescente, formant un étrange paradoxe culturel symbolisé par son nez refait dans un visage aux traits ottomans, évoquant parfois Lubna Azabal dans Incendies.
Elle est le principal atout d’un film qui sombre trop souvent dans le pathos pour totalement convaincre. Le scénario se fait un peu trop charge sabre au clair, réaliste et documenté sans aucun doute, mais trop programme pour susciter une émotion vraie. Comme d’autres longs métrages font s’évanouir des jeunes filles pour signifier leurs tourments intérieurs, L’Étrangère envoie Umay une demi-douzaine de fois au tapis, sur du sol carrelé, sur le goudron, contre une gazinière. La redondance du chemin de croix finit par lasser, et l’issue fatale en devient prévisible au possible (quel twist raté !). C’est bien sûr le principe du drame d’appuyer sur les plaies. Mais il n’est pas nécessaire d’en rajouter sur la photographie (un appartement familial plus que sombre), sur le jeu des acteurs (le côté Pierrot triste du petit garçon d’Umay), pour toucher le spectateur. La justesse la plus grande du film intervient au contraire dans les moments de respiration, quand il joue la carte de la nuance, quand il montre le cloisonnement total des personnages dans un archétype (virilité pour l’homme, soumission pour la femme), et l’impossibilité à dépasser celui-ci lorsque tout pas de côté appelle le châtiment.