Construit en 1930 dans l’un des plus beaux quartiers du Caire par le millionnaire Hagop Yacoubian, l’immeuble du même nom est un joyau architectural, qui accueillit en son temps tout ce que l’Égypte comptait de personnalités et de luxe. Aujourd’hui, le temps de l’insouciance est passé, et toutes les classes sociales y cohabitent. Portrait de l’Égypte contemporaine, le film de Marwan Hamed est porté par de grands acteurs, mais reste un survol de la complexité du pays.
Avant même qu’il ne soit sorti, L’Immeuble Yacoubian était présenté comme un film traitant d’un sujet tabou au pays des pyramides : l’homosexualité. Certes, l’un des personnages principaux, Hatem Rashid (Khaled El Sawy), fils d’aristocrates et directeur d’un des principaux journaux d’Égypte, est homosexuel, mais son histoire est racontée par le biais d’épisodes convenus, trop attendus : en conférence de rédaction, un journaliste suggère une enquête sur la façon dont est vécue et perçue l’homosexualité dans le pays, proposition balayée d’un revers de main. Dans les rues sombres, le soir, Hatem rencontre un jeune officier qu’il ramène chez lui et dont il tombe amoureux, histoire racontée par le biais du vin partagé qui saoule, et par des ellipses de la caméra tournant autour du lit luxueux, histoire qui tournera mal. Pour finir, le jeune amant étant reparti avec sa femme, le réalisateur nous inflige un flash-back dans lequel rien ne nous est épargné des raisons pour lesquelles Hatem est devenu homosexuel (parents absents, attouchements du domestique noir sur le petit enfant…). Une manière de montrer la détresse d’un homme qui n’assume pas ses préférences sexuelles, quand on nous annonçait une critique des censeurs et de la « police des mœurs » dans un pays ou l’amour entre personnes du même sexe est encore passible de prison ferme.
C’est dans cette façon de vouloir aborder tous les pans de la société égyptienne contemporaine que pèche Marwan Hamed ; le cinéaste tente d’être exhaustif, en choisissant un lieu qui regroupe tous les genres possibles. En voulant tout dire, il ne dit finalement pas grand-chose qu’on aurait su même sans bien connaître l’Égypte. Son parti est plutôt de relater une ambiance, une lumière, de distiller des touches en s’attachant à différentes histoires. Du coup, son film perd un peu de sa force et de sa profondeur.
C’est toute la difficulté de l’adaptation d’une telle œuvre littéraire ; dans un roman, le lecteur a évidemment tout loisir de digérer une multitude d’histoires, de personnalités, de refermer l’ouvrage. Ici, et pourtant le film est long, près de trois heures, on passe trop rapidement d’une histoire à l’autre, avec une impression d’être gavé : le patron libidineux qui s’arroge les charmes de ses jeunes vendeuses en les faisant chanter, l’homme d’affaires se lançant dans la politique et y découvrant tous les petits arrangements et l’ampleur de la corruption, le jeune recalé du concours de la police tombant dans l’islam fondamentaliste. Marwan Hamed, de notre avis, s’est laissé avoir par son enthousiasme à raconter une histoire aussi riche, et par l’impressionnant panel d’acteurs − tous très populaires en Égypte, sans compter la présence de Nour el-Sherif, que Youssef Chahine a choisi pour l’incarner dans La Mémoire (1982) puis Le Destin (1997) − pour qui il a dû développer les personnages à la hauteur de ce qu’ils pouvaient espérer.
Beaucoup de va-et-vient d’un personnage à l’autre, donc, sans qu’ils possèdent tous la même force ; certains sont moins bien dessinés que d’autres, comme le personnage de Taha (Mohammed Imam), le fils du concierge qui rate son ascension sociale et se retrouve parmi les extrémistes. Reste un formidable tableau esthétique du Caire, tout autour de cette grande carcasse qu’est l’immeuble, dont on imagine aisément les somptueuses fêtes de ses débuts, à présent incroyable mélange d’appartements d’anciens riches, de petites gens vivant sur les toits, d’aristocrates déchus et de jeunes jonglant entre les petits boulots, désespérés de leurs pays. Au fond, l’immeuble Yacoubian, toujours debout, est le lien le plus prégnant entre le passé et le présent de l’Égypte contemporaine. Dès lors, l’histoire la plus réussie du scénario retiendra notre attention et servira de conclusion au film. Car si Marwan Hamed s’est un peu dispersé pendant une grande partie du film, il réussit finalement à choisir deux personnages emblématiques pour les réunir, cette fois-ci au-delà du cliché qui n’épargnait pas le rôle du journaliste homosexuel. Il s’agit de l’histoire d’amour entre Zaki el-Dessouki (Adel Imam), vieux play-boy de l’ancien temps, gentleman dont la seule faiblesse est les femmes, perdu dans la nostalgie de sa jeunesse et de Christine, l’amour de sa vie, et Bothayna (Hend Sabry), qui représente la beauté, l’idéalisme, la révolte de la jeunesse. Sur la chanson d’Édith Piaf La Vie en rose, ils s’en vont au petit matin dans les rues du Caire, couple improbable qui fait espérer en une certaine unité de la société égyptienne.