En 1975, alors que la Communauté économique européenne ne compte que neuf membres, que l’euro et l’espace Schengen ne sont même pas encore en gestation, le cinéma, lui, est déjà européen depuis longtemps. Magie des coproductions, vivace dans les années 1970, qui fait de L’important c’est d’aimer un film multinational : production française, certes, mais réalisateur polonais, acteur allemand (Klaus Kinski), italien (Fabio Testi) et actrice autrichienne plus française que germanique (Romy Schneider). Andrzej Zulawski, dont les films déplaisaient à la censure, ne pouvait pas tourner en Pologne. Il vint réaliser L’important c’est d’aimer en France. Grand bien lui en a pris.
On ne rencontre pas tous les jours les personnages d’Andrzej Zulawski. Les uns, mariés depuis six ans, se donnent rendez-vous au café pour discuter de l’avenir de leur couple; l’autre est le meilleur ami de celui dont il a pris la femme ; un autre encore casse la gueule d’un inconnu qui a touché son manteau. Quand une femme rencontre un homme, elle lui ouvre sa porte et se déshabille devant son objectif (et les yeux de son mari) en un clin d’œil, avant de le virer manu militari de chez elle. « On est là pour être ensemble », répète Nadine à son amant non-consommé Servais, qui refuse à la fois de parler et de coucher avec elle alors qu’elle vient s’offrir à lui. Chez Zulawski, on cherche sans cesse à être ensemble, mais on est toujours seul. Seul comme Jacques, le mari de Nadine, qui est incapable de l’aimer, mais qui se suicide de jalousie. Chez Zulawski, on repousse l’autre aussi fort qu’on veut le serrer contre soi. C’est peu de dire qu’un film comme L’important c’est d’aimer est une expérience intense dont on ressort sacrément chamboulé.
Certes, certaines techniques cinématographiques typiques du cinéma de l’époque, notamment les zooms qui réduisent un plan large en un gros plan en moins de temps qu’il nous a fallu pour l’écrire, ont un peu vieilli. On regrettera aussi un peu l’extravagance de certains personnages, comme cette grand-mère qui regarde sans sourciller un jeune homme se faire tabasser ou une adolescente se faire violer par une vieille folle portant un pénis en plastique. Ce qui était une audace dans les années 1970, comme de filmer des gigantesques partouzes, ne l’est plus tellement aujourd’hui. Andrzej Zulawski n’y peut pas grand-chose : on préfère de loin les élucubrations de Jacques le clown triste (magnifique Dutronc), qui range des photos d’Yvonne de Carlo dans un coffre-fort, à la philosophie malsaine du maître-chanteur Mazelli.
À première vue, L’important c’est d’aimer est un film sur les coulisses du monde doré du spectacle. Nadine, actrice ratée, fait du porno pour « bouffer ». Quand elle décroche enfin un rôle sérieux au théâtre, les critiques détruisent son maigre rêve en quelques lignes. À trente ans, elle est « paumée ». Son visage n’est qu’immense douleur. Karl-Heinz Zimmer (Klaus Kinski) devient acteur comme pour se punir d’être issu d’une famille de riches bourgeois. Le photographe Servais, lui, salit son art. Chez Zulawski, les artistes sont conviés à un repas de sexe, de sang et de mort. C’est à peine s’il leur réserve une porte de sortie, un sourire, une joie. Voyez les regards que ses personnages se jettent : des regards fixes, qui semblent à peine voir, ou alors qui passent à travers les corps. Des regards de fantômes.
Et pourtant, dans « L’important, c’est d’aimer » semble résonner un message d’espoir : il faudrait donc savoir aimer pour pouvoir sortir du bourbier ? Début du film : tournant un mauvais porno, Nadine est incapable de dire « je t’aime » à un comédien baignant dans son sang à qui elle doit faire l’amour avant qu’il ne meure. Fin du film, la boucle est bouclée : elle parvient enfin à murmurer un « je t’aime » à Servais, qui baigne lui aussi dans son sang. Pour Zulawski, l’artificialité du cinéma l’empêcherait d’exprimer des sentiments réels ? Le message est trop facile, trop prévisible. Ce serait réduire le personnage de Nadine à une héroïne de mauvais roman, erreur sur laquelle nous entraîne peut-être consciemment Zulawski…
Mais Nadine, c’est Romy. Personne ne peut « réduire » Romy. « Je ne suis ni une victime, ni une prisonnière », ment-elle avec affront. À presque quarante ans, la comédienne joue une femme de trente qui a peur de vieillir, qui se voit laide, qui ne s’aime plus ou ne s’est jamais aimée. Quelle douleur dans son regard et dans sa voix, quand elle supplie le photographe de ne pas la prendre en photos : « Je suis une vraie comédienne, vous savez » ! Quelle intensité dans l’interprétation de Shakespeare, dans les crises de colère, dans les supplications angoissées ! Le don de soi a toujours été le point fort du jeu de Romy. Nadine est Romy, Romy est Nadine, le personnage a disparu derrière la comédienne, dans un troublant jeu d’usurpation d’identité.
On ne rencontre pas tous les jours les personnages d’Andrzej Zulawski. On pourrait dire, pour faire banal, que c’est la preuve de leur universalité. Mais honnêtement, des Romy, il n’y en a qu’une.