Dix ans séparent Le Livre de Jérémie, la précédente réalisation d’Asia Argento, de L’Incomprise. Une décennie de réflexion qui aboutit aujourd’hui à une proposition cinématographique moins ouvertement subversive et provocante que les œuvres antérieures de la metteur en scène italienne. Mais derrière ses apparences assagies, certains diraient classicisées, L’Incomprise donne à voir la dislocation d’une cellule familiale, l’errance d’une fillette abandonnée et la lente mais inexorable érosion des illusions de l’enfance.
Explosion familiale
Aria, petite romaine de neuf ans grandit au sein d’un foyer dysfonctionnel. Sa mère (Charlotte Gainsbourg), pianiste de son état, frôle sans cesse l’hystérie tandis que son père (Gabriel Garko), acteur célèbre n’a d’yeux que pour Lucrezia, sa fille adolescente totalement odieuse issue d’une précédente union. À l’occasion d’une énième violente dispute, ils se séparent. Aria et Donatina (son autre demi-sœur) restent avec leur mère pendant que Lucrezia fait ses bagages et suit son paternel. Alors que cette mise à distance pourrait apparaître comme une solution pacificatrice pour l’ambiance familiale, elle va rapidement se transformer en purgatoire pour Aria, laissée pour compte de tous côtés.
L’enfance sacrifiée
Filmer des enfants n’est jamais chose aisée, et pourtant, la force première de L’Incomprise réside dans l’impeccable interprétation de Giulia Salerno (Aria) et la capacité d’Argento de se mettre à hauteur de ses petits comédiens. En suivant pas à pas la vie sociale d’Aria, qui découvre les affres de l’amour alors que sa famille se désagrège, la réalisatrice observe avec tendresse les tourments pré-pubères, sans jamais comparer ce qui pourrait relever de l’insignifiant (les amourettes d’une gamine) en regard de la vraie tragédie (le déchirement des adultes). Au contraire, l’égalité de traitement souligne à quel point les gesticulations des grandes personnes paraissent inconvenantes face au désarroi d’une fillette en quête d’amour et d’attention. Car ce qui choque dans L’Incomprise réside principalement dans l’égoïsme sans borne du couple de parents : elle, uniquement préoccupée de ses amants et délaissant sans scrupule sa progéniture, lui, aveugle à la souffrance de sa fille et absorbé par ses plans de carrière. Toutefois, Argento évite le manichéisme primaire qui consisterait à isoler les adultes dans leur monstrueux narcissisme. Ponctué de scènes intimes où le sourire renaît sur le visage d’Aria (un concert rock avec son père, la découverte des cadeaux maternels ramenés d’un voyage), le film se joue des attentes du public, métamorphosant l’immaturité des adultes en une possibilité de communication avec les enfants. Toujours dans cette optique de rééquilibrage, Argento manipule l’humour (qu’on ne lui connaissait pas) avec une dextérité jouissive, principalement à travers les superstitions absurdes et tordantes du père de famille.
Cette construction, si elle laisse s’épanouir des moments de répit pour Aria (et les spectateurs), ne demeure pas moins irriguée d’une énergie du désespoir. À chaque séquence optimiste répond une nouvelle déconvenue pour la fillette, condamnée certains soirs à errer dans les rues de Rome avec pour seul compagnon son chat noir, persona non grata aussi bien chez sa mère que son père. Lors de ces balades nocturnes, on retrouve la fascination d’Argento pour la marginalité (très présente dans ses précédents films ainsi que dans sa filmographie d’actrice), d’autant plus que seuls les laissés pour compte semblent à même de protéger Aria de la destruction qui la guette. De ce petit théâtre de la cruauté, Asia Argento tire un récit d’une ténébreuse beauté où l’enfance sacrifiée aura rarement été aussi bien exposée, sans excès ni effets superfétatoires et pourtant terriblement tragique.