Courant décembre 2014, alors que le film s’apprêtait à sortir en salles aux États-Unis, Sony a subi une attaque de pirates du web – vraisemblablement téléguidée par la Corée du Nord – divulguant mails privés de la direction du studio, scripts de films et autres documents confidentiels. À ceci s’ajoutèrent des menaces d’attentats dans les salles qui auraient le malheur de projeter le film. Il n’en fallait pas plus pour que Sony décide d’abandonner la distribution du film sur le sol américain, provoquant un raz-de-marée médiatique autour de cette affaire et, il faut bien le dire, quelques ricanements dans le microcosme hollywoodien. Il n’y a pourtant pas de quoi rire lorsqu’on réfléchit à la jurisprudence créée par cet événement : si l’on peut, par la menace et le chantage, bloquer la sortie d’un film, qu’est-ce qui empêchera à l’avenir de le faire pour un livre, un article, un album?
More is less
L’Interview qui tue ! débarque en tous cas sur les écrans français précédé d’une réputation subversive – sans qu’on comprenne trop d’ailleurs en quoi il « égratignerait » moins l’image du dictateur nord-coréen sur notre territoire qu’outre-Atlantique. Mais question subversion, il faudra certainement mieux passer son chemin, car la bande à Rogen ne fait qu’empiler des gags scatologiques et sexistes (voir notamment les minables petits rôles réservés à la gent féminine) qui ne font plus rire qu’eux-mêmes, et représentent le degré zéro de la provocation. À noter également, une insistance assez lourde sur les blagues en rapport avec l’homosexualité, comme pour se dédouaner du fait que L’Interview qui tue ! ne présente, pour ainsi dire, qu’une succession de duos d’amitié masculine. Des vannes qui font office de mise à distance, une façon de dire que les auteurs ne sont pas dupes du sous-texte « crypto-gay » du film sans jamais vouloir pleinement l’assumer. En somme, ce ne sont que quelques gags faciles déposés ici et là, histoire de remplir le contrat en bonne et due forme.
Le marketing du pitch
Le projet est d’ailleurs sous-tendu par cette idéologie marketing, notamment dans la façon dont il fait de son pitch un véritable argument de vente. Un animateur de talk-show sur les célébrités et son producteur décrochent l’opportunité d’interviewer Kim Jong-un (qui est fan de leur émission), et sont recrutés par la CIA afin d’abattre le dictateur nord-coréen. Les deux protagonistes (pour ne pas dire, surtout, leurs deux interprètes, James Franco et Seth Rogen) se fantasment alors en héros de la nation et provocateurs impénitents, renvoyant ainsi à l’Amérique – et par extension aux nations « civilisées » – l’image de gloire et d’agitatrice de conscience dont tout un chacun aime tranquillement s’affubler. Le second argument de vente, plus insidieux, est tout entier porté par la perspective de mettre en scène le personnage de Kim Jong-un, connu via des images de propagande savamment contrôlées, et dont le pitch laisse entendre qu’il va nous montrer l’envers, le côté officieux. La trajectoire proposée par le film suscite alors chez le spectateur le désir malsain de « voir » (on n’y ménage d’ailleurs pas ses efforts pour faire monter le suspense de sa première apparition), et introduit par la même occasion Kim Jong-un comme le people ultime à interroger sur sa vie privée. Une fois lancés sur cette voie, les auteurs ne trouvent rien de mieux à faire que de nous embarquer sur la piste d’un complexe d’Œdipe mal résolu, poursuivant le buddy movie entamé avec le duo Rogen/Franco par un tandem Franco/Kim Jong-un.
C’est là que L’Interview qui tue ! dévoile sa consternante faiblesse – pour ne pas dire sa maladresse – dans son incapacité à reconduire autre chose qu’un schéma de représentation convenu et hautement contestable, et jouant la carte d’un faux suspense délétère sur ce qu’il engage comme complicité entre le dictateur et son animateur télé préféré. Plutôt que de trancher dans le vif, les auteurs du film choisissent une voie médiane, où le représentant du « Bien », après s’être un peu égaré en chemin, triomphera du « Mal ». Il ne leur restera plus, comme comble de la provocation la plus basse et improductive qui soit (attention, spoiler !), qu’à représenter le dictateur cul nu, et plus tard le faire exploser dans son hélicoptère, en faisant usage d’un ralenti atroce. Dans ces moments-là, on ne peut pas nier que L’Interview qui tue ! a au moins le mérite de déplacer une chose : aujourd’hui, même les pseudo-gauchos d’Hollywood font usage d’armes de destruction massive pour régler leurs problèmes d’ego.