Les frissons de l’angoisse
Le petit Jimmy ne reconnaît plus sa mère. Wilma ne reconnaît plus son oncle. Pourtant, ni l’une ni l’autre n’ont changé. Le docteur Miles est appelé pour soigner cette intuition insensée. On pense à une étrange épidémie d’hystérie collective, peut-être due à l’époque. Cette époque, c’est celle des années 1950, de la Guerre Froide, de la peur de l’autre (du communisme). C’est également celle, découlant d’un tel contexte, de l’avènement de la SF américaine. Sous les caméras d’Irving Pichel, Jack Arnold, Robert Wise, William Cameron Menzies ou Byron Haskin, la Terre est envahie de météorites, choses d’un autre monde, soucoupes volantes, robots humanoïdes, martiens, lesquels incarnent à l’écran cet Autre effrayant. L’Invasion des profanateurs de sépultures sort en 1956. Au cœur de cette mouvance, le film de Don Siegel ne met pourtant pas en scène l’arrivée d’OVNI discoïdes. Comme si les habitants de la petite ville de Santa Mira succombaient avant tout à une atmosphère purement paranoïaque, à un mirage contagieux. En somme, à une psychose alimentée aussi bien par les discours politiques que par les images diffusées sur les grands écrans. Ils n’ont pas besoin de ces savants ou de ces militaires qui prennent habituellement place au générique des films de science-fiction, mais que le scénario de Daniel Mainwaring – adaptation du roman de Jack Finney – ne convoquera jamais. Non, ils ont besoin d’un médecin pour guérir cette angoisse.
L’attaque des clones
Car le projet du film de Siegel, ambitieux et accompli, est bien d’abord de filmer ce sentiment de resserrement, d’inquiétante oppression. Pour ce faire, le maître de la série B concentre l’action du film sur une ville, laboratoire grandeur nature des clones sans revendication venus prendre la place des terriens durant leur sommeil. Et il privilégie les plans serrés, sans toutefois en faire la règle facile d’une mise en scène capable au contraire de s’ouvrir aux largeurs du décor pour découvrir la froide organisation militaire de la masse anonyme des envahisseurs. Siegel comprime aussi son propre penchant pour la violence – qu’on ne retrouve que dans la scène où Miles enfonce la fourche dans son clone naissant. Cette retenue sensible sied à l’enjeu de L’Invasion des profanateurs de sépultures, celui de saisir un manque. Car tel est le symptôme premier du mal. Il manque en effet quelque chose à oncle Ira, à maman Grimaldi, disent leurs proches. Il n’y a pas d’émotions, un regard a disparu. Seuls leurs mots traduisent ce ressenti, puisque nous ne connaissons pas ces personnages amputés de leurs émotions, et ne pouvons donc constater la différence. La mutation a toujours lieu hors champ, et le spectateur scrute les visages et les gestes qui pourraient la trahir ; il épaissit chaque plan de doute sans que le moindre effet spécial ne vienne prendre le risque de dater ce film à l’élégant noir et blanc.
Parce qu’il tait les motivations réelles du mal et donc ses solutions, L’Invasion a généré de multiples interprétations, comme la peur écologique, les dégâts de la science. Si le film a perdu dans le contexte actuel sa pertinence comme métaphore de la crainte du communisme, sa dimension philosophique convainc toujours, justement parce qu’elle génère une angoisse plus ontologique en posant la question de l’être, de la condition humaine. Que font ces envahisseurs si ce n’est voler le corps de leurs hôtes – c’est d’ailleurs le sens du titre original, Invasion of the Body Snatchers –, pour s’y implanter en tuant leurs âmes ? Cette expression des craintes de l’homme sain d’esprit face à la menace de la dépersonnalisation, thème allégorique de la science-fiction, est portée ici à son paroxysme, sans détours. Le végétal – les clones « naissent » dans des cosses – réduit l’homme au végétatif, le prive de sentiments, de libre-arbitre.
Seul contre tous
Face au collectif grégaire louant les avantages d’une vie simple car plus jamais troublée par la douleur ou la passion, Miles fait figure de résistant solitaire. Et il résiste d’abord à la perte, la seconde, de son amour. Dès l’entame, le docteur retrouve Becky à Santa Mira, amour de jeunesse une première fois disparu. Le duo résiste aux envahisseurs, au sommeil qui anesthésie les esprits et subtilise les corps. Mais leur dernier baiser sera horrifique, et on se demande alors si L’Invasion des profanateurs de sépultures ne serait pas moins un film sur la peur de l’autre que sur celle de le perdre. Le microcosme familial et amoureux autour duquel se tisse le long-métrage de Siegel suggère une telle problématique du lien. L’abandon épuisé de Becky à l’ennemi laisse Miles seul et désœuvré, impuissant, courant sur une route sans alliés.
On sait que le film devait s’arrêter à cet instant désespéré, ce « Vous êtes le prochain ! » crié au spectateur. Mais le souhait de Don Siegel, particulièrement sombre, n’était pas du goût d’Allied Artists. Le studio l’oblige à rajouter un prologue et un épilogue, l’amenant à cette triste construction en flashback qui dessert tant la tension narrative du film. Surtout, elle le défait entièrement de ses puissances apocalyptiques en plaquant sur chaque scène la voix-off survivante de son héros narrateur, et du débordement de la contamination qui ne demandait plus qu’à sortir de l’écran. A posteriori, pourtant, cette construction malheureuse, adjointe à la courte durée du film, transforme L’Invasion en une sorte de crise d’angoisse passagère, qui ramasse et condense toutes les appréhensions collectives d’une époque aussi bien qu’il figure la crainte de perdre l’être cher.