À l’heure où la Colombie reste quotidiennement sous les phares de toutes les sources d’information possibles pour ses complexes conflits internationaux, Ciro Guerra nous livre avec L’Ombre de Bogotá un film a priori sans aucun lien avec les évènements actuels, mais dont il ressort clairement toute la violence de la politique interne du pays.
Mañe habite les quartiers pauvres de Bogotá. Après avoir perdu l’utilisation de ses jambes, il traverse une période difficile : il ne parvient plus à trouver de travail, à payer son loyer. La situation semble désespérée car s’ajoute à cet handicap, une exclusion humaine totale des habitants de cette ville. Une ville dans laquelle l’infirmité n’est pas acceptée et encore moins tolérée. Les insultes et les moqueries fusent. Un sentiment d’injustice se dégage de cette violente exclusion sociale. D’un groupe de jeunes qui n’hésitent pas à agresser physiquement et verbalement ce pauvre Mañe, au propriétaire sévère et rigide qui ne fait preuve d’aucune indulgence face aux retards de paiements de loyer, Guerra nous décrit un pays où il ne fait pas bon vivre avec une quelconque déficience. Exclusions, incompréhensions, injustices, intolérances, voici toute la violence sociale de ce film. Alors que la situation de Mañe semble sans issue heureuse, il rencontre un personnage étrange qui arpente les rues de la capitale en portant des gens sur son dos pour vingt centimes d’euros. Comme pour remédier aux difficultés quotidiennes de la vie de ses deux protagonistes, Ciro Guerra fabrique entre les deux hommes une amitié qui les aidera à aller de l’avant. Chacun se confesse d’un passé cruel et douloureux, mystérieusement liés, qui poussent à une entraide mutuelle allégeant leur pénible quotidien. Voici toute la douceur humaine de ce film.
La genèse intégrale de L’Ombre de Bogotá ressemble étrangement au même univers que le scénario, alliant solidarité et humanisme face aux difficultés rencontrées quotidiennement. Alors que Ciro Guerra se retrouve face à des soucis de restrictions budgétaires, il réussit à réunir autour de lui une équipe (aussi bien de production que de réalisation) assez motivée et soudée pour mener à bout son œuvre et faire l’impasse sur toute rémunération. Leur seule énergie : l’unité du travail d’équipe qui croit obstinément en un projet et à sa réussite finale. Chacun donne de soi-même pour pallier les budgets extrêmement réduits, tout est fait avec les moyens du bord, ce qui rappelle clairement l’univers du néoréalisme italien.
Largement influencé par ce mouvement d’après-guerre, le réalisateur tourne ici sa caméra vers une réalité sociale, loin des trafics de drogue perpétuels que nous offre habituellement le cinéma colombien. Guerra a tout juste vingt ans lorsqu’il tourne ce premier film. C’est avec une conception déjà bien personnelle et mature basée sur l’espoir de changer les choses qu’il ne paraît pas seulement décrire une réalité sociale problématique mais semble convaincu, en la présentant à l’écran, de pouvoir agir sur celle-ci. Loin du basique cinéma de distraction, L’Ombre de Bogotá pousse à une réflexion humaine et sociale, touchant un large public puisqu’accessible à tous. De la même manière que le néoréalisme italien ne cherchait pas seulement à dessiller les yeux des spectateurs mais souhaitait changer le monde. Il se voulait citoyen et c’est exactement ce sentiment qui ressort de l’œuvre finale de Ciro Guerra. Outre les caractéristiques communes au néoréalisme utilisées ici par le réalisateur (comme le refus de la structure littéraire et du naturalisme, le tournage en décors naturels, une interprétation des personnages « non professionnelle » et pourtant très appropriée et très réussie, une certaine dédramatisation du récit), Guerra repose son film sur l’exigence d’un regard plus ouvert, plus généreux que tout ce qui peut être proposé par le cinéma colombien désormais beaucoup trop lié à l’argent depuis la loi colombienne de 2005 augmentant les subventions en vue de développer la production cinématographique. Ce film, tourné il y a déjà cinq ans, échappe à cette loi, mais les limites budgétaires rencontrées lors de l’élaboration de l’œuvre n’apparaissent en rien comme une faille au rendu final. Déjà récompensé dans de nombreux festivals, le prix remporté lors de celui de San Sebastián permettra de terminer noblement la post-production pour un final qui vaut le détour et qui permet de voir une Colombie quelque peu différente de tout ce que l’on veut bien nous exposer actuellement.