Kassovitz revient derrière et devant la caméra en s’attaquant à un sujet politique potentiellement passionnant. Las ! Il rate le coche en ne parvenant jamais à faire coïncider souffle épique de l’histoire et consistance des personnages. Ceux-ci restent noyés dans le rythme plombant d’un récit décidément trop écrit.
C’est l’histoire d’un jeune réalisateur français talentueux et prometteur, qui, en plus d’être un excellent acteur (Regarde les hommes tomber, Jacques Audiard, 1994), lance, en 1995 une véritable bombe : La Haine, suivie de près d’Assassin(s) (1997). Très vite estampillé alors « cinéaste d’une génération », faisant montre, quoi qu’on en dise et malgré la récupération politique dont La Haine sera l’objet, d’un indéniable regard percutant sur les malaises d’une jeunesse française marginalisée, exclue, à jamais « banlieusarde », il s’est ensuite égaré sur des chemins de traverse cinématographiques peu reluisants. Pourtant, son premier long, Métisse (1993), avait des qualités. Traînant de lourdes Rivières pourpres (2000) comme un boulet, s’égarant à Hollywood pour un plus qu’oubliable Gothika (2003) et un non moins oubliable Babylon A.D. (2008), il l’ouvre – un peu trop – et assène une lourdaude théorie du complot à propos du 11 septembre 2001. Le réalisateur plus tout jeune revient alors en France, produit des films qui collent à sa veine « engagée » (Les Enfants de Don Quichotte, Johnny Mad Dog, tous deux sortis en 2008) puis s’attaque à un sujet dont le seul titre voudrait nous promettre une maturation, une réflexion qu’on aimerait tout en finesse, un souffle épique conséquent : L’Ordre et la morale.
Las ! Ce dernier opus manque précisément cruellement de souffle. S’intéressant à la lutte indépendantiste kanak à travers la prise d’otages de trente gendarmes, en avril 1988 sur l’île d’Ouvéa, sur fond de bataille Chirac / Mitterrand pour la présidentielle, il ne fait pas dans la dentelle. Dans ce film, Kassovitz tient le rôle du héros sans peur et sans reproche, le capitaine du GIGN Philippe Legorjus, qui tente de privilégier le dialogue et les valeurs communes avec Alphonse Dianou, chef des indépendantistes.
Rythme soutenu sans jamais trop s’emballer, pose des enjeux et du contexte installant un suspense pas désagréable, belle image, cadres travaillés… durant la première demi-heure, on se laisse convaincre. Notre perception s’oriente alors petit à petit vers la catégorie « film à facture classique », celui des grands enjeux dont la mise en scène sobre laisserait apparaître le plus finement possible de grands sentiments propre à l’événement : fraternité, confrontation, doute, confiance… Las ! (bis, oui…) jamais ses interrogations, ses doutes, tout ce qui fait avancer le héros, Philippe Legorjus, ses acolytes et autres personnages secondaires manque cruellement d’originalité et de sens cinématographique. Et malheureusement, Kassovitz n’est pas Coppola, à qui il fait plusieurs fois allusion, notamment avec ces plans d’hélicoptères approchant l’île, et la Nouvelle-Calédonie ne sera pas son Vietnam.
Le titre prête à interprétation, il l’est : dans ce film, il est effectivement question d’ordre, et de morale. Sous-entendu : l’ordre de chacun, la morale de chacun. L’ordre et la morale qui ne sont pas les mêmes pour tous… Les mêmes ordres donnés à l’armée et au GIGN n’engendrent pas les mêmes méthodes (pour caricaturer, mais c’est ce que fait Kassovitz : l’armée nationale n’aurait pas de morale, les gendarmes du GIGN, si), l’ordre politique s’oppose à la réalité du terrain, les commandants de l’armée sont des bœufs incapables de voir les Kanaks autrement que comme des « sales négros », des « singes »… Tout cela finit par créer un maelström de bons sentiments assez désagréable, redoublé par la sensation d’une planification du récit : tout devient très vite grossier et attendu, depuis le moment d’intimité où le héros confie au téléphone à sa femme ses doutes et ses craintes, jusqu’à l’assaut final de l’armée dans la forêt où sont retranchés les indépendantistes, filmé comme un jeu vidéo, en passant par la superposition au terrain calédonien de la confrontation télévisuelle entre Chirac et Mitterrand qui vient lourdement enfoncer le clou des différences morales.
De cet angle de vue assez manichéen, où chaque scène est tellement attendue que le suspense créé au début disparaît très vite, le personnage potentiellement passionnant de Philippe Legorjus – dont l’interprétation par Kassovitz est par ailleurs très bonne – ne parvient pas non plus à élever le film. Il manque même paradoxalement de consistance : ses doutes, ses failles, sa morale s’opposant aux ordres se perdent dans des joutes verbales infinies qui finissent par dépecer le personnage de sa chair.
Mathieu Kassovitz tenait là une belle histoire politique et humaine. Mais il la raconte à traits grossiers et souffre, entre autres maux, d’une tare qu’on aimerait voir bannie du cinéma français : le dialogue à outrance, trop long, trop appuyé, sans demi-mesure. Ce caractère très écrit ne fait que révéler la faiblesse de la mise en scène, tout en zooms à répétition, en mouvements de caméra anarchiques, en désorganisation des personnages dans le cadre et en aplatissement de l’espace. L’Ordre et la morale est rempli de belles intentions morales mais manque cruellement d’ordre cinématographique.