Pour La Camarista, qui suit les journées de travail d’Eve, femme de chambre dans un luxueux complexe de Mexico, Lila Avilés s’est inspirée de photographies de Sophie Calle. L’artiste y tentait de cerner les clients d’un hôtel d’après les déchets et effets personnels qu’ils laissaient derrière eux. Si des traces de cette première influence subsistent parfois maladroitement (Eve fouille une corbeille à papiers ou admire les photographies d’un résidant en son absence), le projet adopte rapidement un point de vue social pris en charge par la mise en scène.
Tour d’ivoire
L’hôtel dans lequel se situe toute l’action du film est d’emblée présenté comme un microcosme étanche dont la description dénonce les travers de notre modèle social en agissant comme un miroir grossissant. Le choix du huis-clos oppose visuellement cette communauté autonome à la ville environnante, lointaine et tentaculaire qui, derrière les baies vitrées des suites, figure l’unique toile de fond d’un décor exigu, labyrinthique et sans perspective, où chaque couloir se transforme en impasse. De façon un brin illustrative, le visage et les mains de la femme chambre butent constamment contre les portes fermées filmées en gros plan. Même les fenêtres semblent imperméables au monde extérieur : plantée devant elles, Eve est comme un poisson dans un bocal et peut tout juste les voiler avec des stores pour repousser la seule intrusion du dehors – ce laveur de vitres qui lui fait des avances depuis sa nacelle. Cette petite plateforme suspendue dans le vide représente un espace qui échappe aux règles de l’hôtel et sur lequel Eve a les pleins pouvoirs (elle la fait apparaître, disparaître à sa guise, se refuse ou s’offre à elle), alors même que ses tentatives de rencontre avec le laveur de vitres dans l’enceinte de l’hôtel sont en permanence entravées.
L’ordre vertical
L’architecture verticale du gratte-ciel figure l’ordre social de manière évidente : les sous-sols sont occupés par les plus pauvres qui accomplissent des taches techniques et les étages appartiennent aux nantis. La circulation d’Eve entre ces espaces par le moyen de la montée et de la descente incessantes de la cabine d’ascenseur, sas mobile qui a sa propre gardienne (une employée invalide qui passe sa journée à appuyer sur les boutons et à veiller au bon respect de toutes les normes), figure le mouvement général du film, articulé autour d’un modèle figé. La jeune femme rêve du graal suprême, le quarante-deuxième et dernier étage, celui des suites les plus luxueuses, espoir – entretenu par la direction – d’une élévation illusoire et ultimement refusée en dépit de l’abnégation et du mérite du personnage. Pour elle, l’ascenseur reste bloqué au milieu, au vingt-et-unième étage. Dans la dernière séquence à la portée métaphorique un peu trop manifeste, Eve met pourtant à mal l’édifice social en pénétrant par effraction au niveau interdit, puis jusqu’au toit de l’hôtel. Grâce à un mouvement ascendant très visible, la caméra a pour la première fois le ciel comme unique horizon, sans qu’aucun élément du building n’apparaisse à l’image. Eve a percé une trouée par laquelle elle peut s’enfuir. Pour redescendre, elle brouille les normes en utilisant un autre ascenseur, celui qu’empruntent les clients et, dans un dernier plan ouvert, sort de l’hôtel. La caméra, restée dans le hall, la regarde un instant s’éloigner, comme libérée, de l’autre côté des portes vitrées.
Monnaie d’échange
Sous la gouvernance capitaliste implacable de l’hôtel, les interactions sont systématiquement synonymes de transactions : tout se monnaie, tout service se paie ou s’échange. Eve ne connaît pas d’autre rapport aux autres, d’où sa surprise et son embarras lorsque le professeur qui l’entraîne à passer le baccalauréat lui offre un livre sans rien attendre en retour. Son amitié avec Minitoy se construit sur les mêmes fondations : si l’une aide l’autre pour terminer une chambre, alors la réciproque est due et la pareille sera rendue le lendemain. Même les jeux qu’elles partagent répondent à ce critère et lorsqu’Eve accepte de participer à un test de résistance électrique, c’est uniquement parce que Minitoy a promis, en retour, de la remplacer dans son travail. À chaque étage, le même schéma se répète : avec la responsable du vestiaire qui fait clandestinement commerce de boîtes en plastique, avec la femme des objets trouvés, le collègue du seizième, la jeune maman fortunée qui rétribue Eve pour veiller sur son fils pendant qu’elle se douche, etc. Les prix se négocient, les monnaies d’échanges aussi : un hand spinner bradé à 35 pesos au lieu de 70, des boîtes à 200 pesos parce qu’on ne peut pas rendre la monnaie, une robe contre une voiture et un pourboire au minibar. Dans cette dénonciation appliquée mais intelligemment construite du système libéral, seuls les clients les plus riches disposent gratuitement de tous les produits de toilette en quantités illimités et déraisonnables.