Après l’avoir brillamment fait pour le monde du travail, Jean-Marc Moutout s’emploie cette fois-ci à démonter les mécanismes qui président à « la fabrique des sentiments ». Dans ce deuxième long-métrage, il tisse le portrait d’une jeune femme moderne, dans le contrôle de sa vie professionnelle et sociale, mais perdue sur le plan sentimental. Le réalisateur propose une mise en scène pas inintéressante, mais un scénario nettement plus truffé de clichés que celui de son premier film. Reste l’interprétation d’Elsa Zylberstein, tout en finesse et en sentiments retenus.
Éloïse (Elsa Zylberstein) a 36 ans. Jeune, jolie, jouissant d’une belle situation professionnelle (elle est sur le point de succéder à son patron au sein d’une étude notariale florissante), entourée d’amis, habitant un bel appartement, elle est néanmoins terriblement seule. Souffrant de cette solitude, la jeune femme décide de s’inscrire à un « speed dating », ces rendez-vous dans lesquels sept hommes et sept femmes ont chacun sept minutes pour se séduire et espérer que l’autre aura envie de le (la) revoir.
Ces variantes contemporaines des agences matrimoniales intéressent Jean-Marc Moutout pour une chose principale : elles sont significatives de la société du paraître, productiviste et méritocrate, dans laquelle nous évoluons. Les personnages de sa filmographie sont d’ailleurs emblématiques de cette société. Violence des échanges en milieu tempéré, son premier long métrage, sorti en 2004, mettait en scène un Jérémie Renier dans le rôle d’un jeune cadre dynamique, chargé de l’audit d’une société avant plan social. D’un ton sec et précis, aidé d’une mise en scène de l’espace très froide et mécanique, ce film parvenait véritablement à ses fins en démontant les mécanismes de déshumanisation du travail.
C’est donc un peu dans la même lignée que Jean-Marc Moutout se situe avec La Fabrique des sentiments. Pas uniquement, en réalité : ici, ce n’est pas seulement la société que scrute Jean-Marc Moutout, mais une femme en particulier. Ce deuxième film est d’ailleurs né d’un désir de construire un portrait de femme, de se confronter au féminin. Cette volonté donne un résultat en demi-teinte. Si le côté « portrait de femme » est plutôt réussi, le discours sur l’amour et « l’ultra-moderne solitude » (pour reprendre Souchon…) est nettement moins fin que celui de Violence des échanges… Certes, les dialogues (très écrits) sont souvent assez réussis dans les séances de speed-dating, relevés par une ambiance froide et aseptisée et un montage passant d’une table à l’autre, zappant sur des bouts de présentation des personnes présentes (et en montrant tout le ridicule). Mais l’histoire d’Éloïse pâtit de clichés qui nuisent à la globalité du film. Le réalisateur l’affuble d’une tumeur (bénigne) au cerveau : même s’il s’en défend, on ne peut manquer d’y trouver un symbole quelque peu grossier (la jeune femme ne sait plus où elle en est, passe par une « épreuve » avant de revenir à des choses essentielles, etc.).
De même, les personnages masculins sont aussi construits davantage comme des symboles que comme des êtres sensibles. Le premier homme qu’elle revoit après le speed-dating, Jean-Luc (Bruno Putzulu, convaincant baratineur), est trop parfait pour être crédible : la désillusion qu’il apporte à Éloïse tombe donc totalement à plat. Le second, André (impeccable Jacques Bonnaffé), est au contraire mal dans sa peau, au physique un peu ingrat, cynique… Si ces « personnages symboles » fonctionnaient bien dans le premier film de Moutout, ils sonnent faux dans ce deuxième. La fin du film, assez désespérée et cynique, est, sinon d’une grande maladresse, peu crédible par rapport au personnage romantique d’Éloïse. Preuve qu’il est bien plus difficile de démonter cliniquement les mécanismes de l’amour que ceux du travail.
Si cette variation sur la difficile recherche de l’amour dans les grandes métropoles de plus en plus individualistes n’est pas très convaincante, quelques jolies choses se dégagent en revanche du portrait de femme qui nous est proposé. Une jeune femme très contemporaine, que Jean-Marc Moutout filme à la fois avec distance et empathie. Il l’observe, mettant en valeur un visage joliment éclairé, souvent en gros plan, et un corps qu’elle voudrait maîtrisé, dans une ambivalence entre la pleine santé (les scènes de hammam, très réussies) et la maladie (les scènes chez sa gynécologue, dans lesquelles sont abordées la peur de la stérilité). Elsa Zylberstein donne à ce personnage une vraie profondeur, tout en retenue, y compris dans ses larmes, et une complexité très juste. De ce point de vue, il est dommage que le réalisateur ait choisi une fin (que nous ne révèlerons pas ici) un peu trop symbolique d’un message sur la dureté des sociétés modernes.