Quelques très beaux plans esthétiques dans ce film japonais, mais qui restent le plus souvent à l’état de belles photos. Quelques belles idées sur l’adolescence en devenir et quelques variations poétiques autour des échanges rêves/réalité. Mais Kôhei Oguri ne parvient pas à trouver le ton et l’unité de son film : on décroche très vite malgré toute la bonne volonté du réalisateur pour évoquer le temps qui passe, les passerelles entre les générations et les frontières entre le visible et l’invisible.
« Une histoire, ce n’est rien que des mots dits », affirme l’amie de Machi, l’héroïne de La Forêt oubliée. Si l’on reprend cet adage pour le compte de l’auteur, on se rend vite compte que son histoire ne tient pas la route. En l’occurrence, les « mots dits » sont bien absents du fil du récit ; rien de marquant dans les dialogues, plutôt des banalités qui viennent alourdir le propos du réalisateur. Et son propos, précisément, on a bien du mal à le définir.
Plantant sa caméra dans une petite ville de la campagne japonaise, entre montagnes et forêts, Kôhei Oguri navigue entre ceux qui font la vie de ce village (le poissonnier, le menuisier, les parents de Machi, la grand-mère que sa famille a placée en maison de retraite…) et Machi elle-même. Cette jeune fille de quinze ans à peine n’a pas encore décidé de son avenir, est tout absorbée à ses rêves et possède toute une lenteur poétique que Oguri filme pour délivrer on ne sait trop quel message. Avec ses deux copines, elle invente des histoires pour prolonger le temps de l’imaginaire, celui de l’enfance où l’on éloigne la réalité en endossant différents rôles. Elles se racontent ainsi des histoires de chameaux et de déserts orientaux, elles rêvent devant des bandes-dessinées romantiques. Machi est clairement la plus rêveuse et la plus secrète des trois : le soir, assise sur son lit, elle regarde longuement le ciel par sa fenêtre. Elle trace le mot « rêve » dans le dialecte d’une minorité chinoise en immense sur le sol d’un terrain de jeu, elle parle des photos de groupe avec une certaine nostalgie… C’est une adolescente sensible, contemplative, réservée, qui se cherche, comme toutes les adolescentes du monde. À partir de là, on ne voit pas très bien ce que le réalisateur veut faire passer — à défaut de nouveau, au moins de « traité de manière nouvelle » — avec ce personnage.
D’autant que si Machi est un joli personnage, sans prétention certes, mais pas désagréable, la galerie des adultes qui l’entourent, s’ils ne sont pas désagréables en soi, sont d’un ennui sans nom. On suppose que Kôhei Oguri a voulu montrer la réalité des petites choses quotidiennes, d’une certaine routine (appuyée par le fait qu’il plante le décor de son histoire dans une petite ville), par opposition avec le monde fantasmé des jeunes filles, mais tout est d’une platitude exemplaire. Prenant un malin plaisir, dans toute la première partie du film, à user du champ/contrechamp d’une manière systématique et inutile, le réalisateur finit par agacer : plombant le rythme de son film, on se demande vite où il veut en venir. Les mots échangés dans les boutiques, ou entre les parents de Machi, bribes d’un quotidien sans surprise, ne mènent à rien, sinon à l’ennui. Dans cette mise en scène de la banalité, on aurait souri si l’on avait ressenti une certaine ironie, une distance de la part du réalisateur, mais tout tombe à plat. On aurait pu se dire que cette platitude était voulue si, par contraste, les dialogues des adolescents avaient été saisissants de justesse, d’ironie. Ce n’est pas le cas ; ils sonnent malheureusement aussi mal les uns que les autres.
Une fois ce décor planté, on n’a pas très envie de suivre ces personnages, puisqu’on n’a pas senti de réel enjeu cinématographique. Mais on se demande bien tout de même qu’est-ce que cette « forêt oubliée », et on reste sagement sur son fauteuil, espérant une subtilité scénaristique. En lieu et place de subtilité, on tombe sur un stratagème plutôt tiré par les cheveux, presque gênant dans son ridicule. Kôhei Oguri exhibe donc une forêt ensevelie, cachée sous la terre depuis des siècles après une éruption volcanique. À la faveur d’une violente tempête et d’un éboulement, la forêt ressurgit, et c’est tout le village qui est en ébahi. Pas le spectateur. Que vient faire cette forêt au milieu de ce décor si bien huilé, quel symbole représente-t-elle ? Car à se stade de l’histoire (elle apparaît assez tard dans le film), elle ne peut servir que de symbole, et pas de rebondissement dans le récit. Pour Oguri, la forêt serait ce signe qu’il faut voir plus loin que ce que la réalité veut bien nous montrer, et qu’un « monde meilleur est possible » si on se donne la peine de changer sa réalité. Dans la longue scène finale, le réalisateur met en scène la fête traditionnelle de la petite ville, au cours de laquelle tous se battent pour réussir à faire flotter dans l’air des personnages imaginaires, sortes d’immenses ballons colorés. En parallèle à la fête du village, une scène nous entraîne vers la forêt, entre les allées de laquelle prend place l’histoire imaginée par les trois jeunes filles, comme si le rêve devenait réalité par le simple fait de l’existence de cette forêt. On veut bien comprendre à ce moment le propos du réalisateur, mais cette irruption d’un élément nouveau et inhabituel dans la réalité (la définition même du fantastique) arrive bien trop tard.
L’échec de La Forêt oubliée tient au fait qu’Oguri n’a pas pris parti. Le réalisateur aurait gagné à aller plus loin, et surtout choisir cette voie plus tôt dans le fil de l’histoire, dans le fantastique. En voulant redonner au genre sa caractéristique moins tape-à-l’œil que dans les blockbusters, en voulant mettre en scène ce quelque chose de ténu entre réel et imaginaire, il s’est trop attardé sur le quotidien, au détriment de la mise en valeur de son univers. Qui est, au demeurant, fort beau. Dans le travail sur la lumière, dans la manière de filmer sensuellement l’eau et les crépuscules, de manier un certain sens du flou, Oguri nous procure de belles émotions esthétiques. Mais qu’on aurait pu voir dans une galerie photo, pas dans une salle obscure.