On peut difficilement donner tort à Patrick Viret lorsqu’il présente Saint-Pierre-et-Miquelon comme un «défi à l’imagination». Défi tout d’abord en raison de la méconnaissance profonde qui frappe ce petit archipel situé au sud de Terre Neuve, et que l’on peine donc à se figurer. Défi ensuite de par le caractère intriguant qui émane d’un tel lieu dès lors que l’on décide de le prendre en considération.
Des repères en désordre
C’est le projet du cinéaste : une errance dans ce petit archipel perdu. Son film se présente donc comme un récit de voyage, où domine le dépaysement éprouvé face à ce territoire insolite. La dimension textuelle sert d’ossature au propos, ce dont témoigne le choix de scander l’ensemble à travers une suite de lectures des Éphémérides de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui viennent baliser l’histoire de l’île. Le rapport au texte influence aussi la narration en voix-off, où la densité de la phrase laisse percevoir l’influence du Gracq de La Forme d’une ville (notamment quand sont décrites les difficultés posées au promeneur par les aléas de l’île, sa géographie, son climat instable).
À cette dimension «écrite» s’en ajoute une seconde, celle d’un essai de description exhaustive où il s’agit d’embrasser les différentes facettes de l’archipel à travers une multitude d’éléments disparates (l’histoire de l’archipel, la diversité des îles qui le composent, ses traditions artistiques, son économie, la «francité» de ses habitants…). Le chaos introduit par cette approche donne forme à un mécanisme ludique : celui d’un inventaire en désordre. Les images véhiculent cette part d’hétérogénéité, avec de constants effets de surimpressions (l’interview avec un philatéliste derrière une vitre où est exposé un timbre-poste, qui se superpose à l’artiste) ou de mélange (la pêche, notamment, qui est vue de façon multiple entre tableaux, photographies, vignettes satyriques, et même à travers une pièce de théâtre).
En attente d’une forme
Élément surprenant, restituer ce lieu revient aussi à le reconstituer, dans la mesure où le petit archipel en est encore au stade d’une genèse historique et culturelle. Ainsi des photographies retrouvées dans un coffre acquièrent d’emblée, vue la pauvreté des sources, valeur de pièce décisive dans l’histoire de l’île, tout autant qu’Eugène Nicole apparaît avec son L’Œuvre des mers comme rien moins que le premier grand romancier de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Viret traverse donc l’histoire de l’île. Il aboutit ce faisant à une réflexion sur le présent difficile de ceux qui l’habitent, entre la fin de la pêche, le dépeuplement et l’absence de débouchés économiques solides malgré les richesses du territoire. L’évocation de ce faisceau d’aspects discordants renvoie au titre même du film. La Forme des îles évoque une volonté de tisser les différentes composantes d’un archipel complexe pour en dégager une vision unitaire, ayant valeur aussi bien d’acte de naissance (c’est là le propre de toute découverte) que de témoignage posthume (les perspectives étant plutôt sombres).
Or, le cinéaste ne parvient pas entièrement à donner forme à son objet, et finit en quelque sorte par céder au caractère composite de la réalité qu’il filme. Viret tente au préalable d’adopter une esthétique en adhérence avec la dimension mineure et «décalée» de Saint-Pierre-et-Miquelon: surimposition des plans, narration lettrée ne dédaignant pas le comique. Mais cette démarche finit par donner l’impression d’un flottement qui dilue le propos. Il est symptomatique à cet égard que les références au patrimoine culturel francophone, pourtant présentées comme essentielles, soient maladroitement exploitées (en témoigne le montage entre un professeur qui évoque avec fierté l’enseignement d’élite de l’île en français et des étudiants anglophones baragouinant la langue de Molière).
L’image avortée
Cette incertitude traverse aussi la mise en scène. Autant le récit abonde en suggestions visuelles (l’oscillation constante de points de vue, entre paysages et interviews, images d’archives et dessins) autant cette myriade de visions laisse percer l’absence d’une image de qualité pouvant offrir un cadre filmique à l’ensemble. De même, l’attention prêtée à la parole (celle du narrateur, celle des entretiens) mêle quelques belles saillies, comme cette réflexion sur le besoin de l’archipel de prendre sa revanche sur une histoire qui l’a oublié – à des excursions verbeuses.
En somme, le film évoque moins le timbre poste, fierté artistique de l’archipel et emblème possible d’un art mineur (ou minuscule) que le post-it, dont il partage l’adhérence quelque peu bancale. Incapable de dépasser le stade de la proposition, pourtant riche, pour atteindre une densité cinématographique, La Forme des îles peine à laisser une véritable empreinte.