Ki-tae, jeune lycéen perdu entre une fougue adolescente mal dégrossie et l’obsession de l’image qu’il renvoie auprès de ses camarades, meurt mystérieusement. Le père de celui-ci, homme solitaire et absent, tente de dépasser sa culpabilité par la compréhension. Le géniteur en deuil part alors à la rencontre de Dong-yoon et Becky, les amis les plus proches de Ki-tae, tandis qu’une narration à rebours nous explique par petites touches l’entrée du défunt dans la violence et les raisons de sa perte.
Et voguent les épaves
L’entrée dans la violence est directe, frontale : de jeunes adolescents vagabondent, se cherchent et se lynchent, laissant le plus faible à terre et le plus fort à distance. La Frappe, premier film de Yoon Sung-hyun, met en scène sur plusieurs plans l’insinuation de la violence dans un monde fermé, solitaire et prêt à exploser. Ki-tae, dont on pleure la mort autant qu’on en cherche la cause, vit quasiment seul : son père, petit commerçant, est rarement présent et peu hâbleur ; ses camarades, qui forment le noyau de sociabilité au sein et en dehors de l’école, se dispersent peu à peu. De plus, l’espace dans lequel Ki-tae et ses congénères évoluent est un désert urbain sans parole, sans mouvement, sans lieu d’intimité autre que la voie ferrée abandonnée. Les filles, comme les cigarettes ou les jeux de balle, sont des objets de convoitise et de concurrence. Yoon Sung-hyun filme un petit groupe totalement endogène et par là même une micro-société qui, bien qu’intégrée au sens économique du terme, dérive sans que ses matrices (l’école, la famille, les amis) ne puissent en empêcher la chute. Si les caractères sont différents au sein de la bande (Ki-tae prend des allures de machiste autoritaire, Becky est le discret fuyant, Dong-yoon le moral résistant), c’est ce qui fait leur unité qui intéresse le réalisateur sud-coréen. Un sentiment d’exclusion, d’enfermement, de vide affectif les relie et les broie. D’autant que le temps du film, étrangement réversible et volontairement brouillé entre flash-backs et enquête paternelle au présent, ajoute au cloisonnement social une sorte de fatalité dramatique. La mort est partout, le souvenir de Ki-tae aussi, d’autant plus douloureux qu’il est marqué par le sceau du secret. Seule l’explication peut avoir désormais de la valeur pour le père, et une forme d’exemplarité pour les autres.
De Kechiche à Ken Loach en passant par Van Sant
Car Yoon Sung-hyun est clairement un cinéaste engagé : la peinture sociale ne se résume clairement pas, pour lui, à une suite de portraits ou de clichés verbeux. S’il est très éloigné des discours d’auteur qui jaillissent de la bouche des personnages de Kechiche ou des figures sacrificielles d’un Ken Loach, le cinéaste possède en revanche la même obsession de l’individu au sein du groupe, et développe parfois le même système de harcèlement filmé et monté, qui a le grand mérite de créer une véritable forme socio-visuelle, mais agace de temps à autres dans le systématisme d’une psychologie trop écrite. Yoon Sung-hyun veut montrer cette jeunesse sacrifiée, jouant du parallèle entre un père meurtri, déterminé – dont les séquences laissent parfois pointer une émotion sèche – et trois amis perdus en quête d’eux-mêmes et d’autrui. Le plus abandonné, Ki-tae, franchit peu à peu la frontière séparant l’impatience et la violence qui, bien que souvent mesurée, n’en demeure pas un témoin central de la faillite d’une certaine éducation coréenne, obsédée par la réussite et la place sur l’échelle sociale. Grâce à une mise en scène progressive, discrète mais franche, qui n’hésite pas à installer ses personnages ainsi que leurs rivalités sur la longueur, La Frappe (dont le titre coréen est la traduction de L’Attrape-cœurs) distille un mystère et une force qui ne s’épuisent qu’en de rares moments. La faiblesse du jeune cinéaste de 29 ans est sans doute dans la répétition, dans l’obsession parfois mal maîtrisée des cadres sociaux représentés ; mais La Frappe reste un premier film prometteur dans son désir avide de filmer les êtres et dans sa façon abrupte de concevoir la fiction comme l’image d’un monde à reforger.